Paru en 1979. Introduction à la première publication de Orphisme et tragédie de Gianni Carchia.
La philosophie de l’histoire qui inspire notre vision du monde, et qui sous-tend nombre de programmes politiques, d’espérances révolutionnaires et réformistes, de projets de société, est profondément influencée par l’esthétique ; ce qui signifie aussi bien ceci : les époques décisives de l’histoire européenne qui nous précède – humanisme, renaissance, révolution française – ont toutes eu comme caractéristique fondamentale la remise en question du classique. Ce n’est pas un hasard si la crise de ce concept, irrémédiablement arrivée à maturité chez Nietzsche, coïncide avec la crise et la dissolution de la philosophie de l’histoire et peut-être avec la dissolution de toute unité possible (« nous ne sommes plus un matériel pour une société », Nietzsche).
Reprendre la réflexion sur l’orphisme et sur la tragédie dans cette perspective – au-delà de tout intérêt pour la pure actualité et pour la simple actualisation de phénomènes historiques passés –, cela signifie remettre en jeu certains concepts fondamentaux qui sont à l’œuvre dans le fond obscur de notre présent. La recherche de Carchia procède sur une ligne de crête extrêmement fine que l’on peut désigner du terme, malheureusement consumé, d’autonomie de l’esthétique. Ce qui n’indique pas – est-il besoin de le rappeler ? –, la spécification de l’activité de production et de consommation artistique par rapport à la prétendue globalité de l’expérience primitive ; mais la mise en lumière, précisément comme fait esthétique, d’une césure (comme l’appelle Hölderlin) entre humain et divin, qui doit rester telle, contre toute idéalisation organistique de l’unité, de la continuité, de l’entièreté harmonique.
L’histoire du tragique, et des interprétations qu’en ont donné la philosophie et la philologie des deux derniers siècles, montre bien à quel point certaines de ces perspectives totalisantes sont encore présentes et opérantes dans la mentalité qui est encore la nôtre, même si désormais – et Nietzsche, quels que soient les déboires que puisse connaître sa conception de la tragédie, en est l’un des artisans – ces perspectives se trouvent dans une crise profonde. Malgré l’approfondissement de cette crise, notre horizon est généralement encore aujourd’hui plutôt celui du Hegel classicisant que de Hölderlin, le premier, comme le montre Carchia, à avoir saisi et mis en évidence le caractère critique vis-à-vis du mythe et du sacrifice que représente la tragédie. Le rapport esthétique-philosophie de l’histoire ne joue plus ici au profit d’un idéal esthétique/esthétisant de la communauté éthique contre l’autonomie du juridique, des rapports décentrés et contractuels ; il joue comme mise en perspective de ces rapports « décentrés » sur l’horizon de la césure (et peut-on dire, en utilisant un terme heideggerien, de la différence ?) ; il ne les laisse pas être simplement dans leur multiplicité concrète (dans la « spécialisation » diverse et variée de leurs idiomes), mais il les vit comme éléments d’une tension qui ne se laisse pas résoudre dans l’unité, pas plus que dans la reconnaissance pacifique de la multiplicité comme caractère conquis et définitif d’une « nouvelle rationalité ».
Les conséquences et les implications de cette nouvelle approche du problème du tragique – par exemple pour tout ce qui concerne le rapport au passé, à la mémoire (ici aussi, avec Heidegger : à l’Andenken), à un rapport possible, qui ne soit ni dans l’esprit des Lumières ni dans celui du classicisme, entre esprit et nature, mais aussi pour ce qui a trait à la façon de concevoir et de vivre les rapports juridiques – ne s’entrevoient qu’à peine mais trouvent dans ces pages quelques indications lumineuses.
Gianni Vattimo,
1979.