Où est Lin Biao ? (Elvio Fachinelli)

Paru dans L’Erba Voglio n°7, octobre-novembre 1975

La sinologue Edoarda Masi écrit dans l’un des derniers numéros de Quaderni Piacentini :

« Pour beaucoup de gens, y compris parmi ceux qui se considèrent politiquement engagés, il semble très important de savoir où est Lin Biao ; tandis qu’il importe peu voire pas du tout de chercher à comprendre quoi que ce soit à la substance des conflits et des enjeux politiques et sociaux actuellement en cours en Chine. Ce genre d’attitude est le produit croisé des conceptions pseudo-démocratiques bourgeoises et du stalinisme : deux ingrédients dont la présence dans les têtes européennes entrave sérieusement la compréhension de la Chine d’aujourd’hui. »

Ce diagnostic semble plus péremptoire que précis. En raison d’étrangetés de deux ordres : première étrangeté : attribuer en exclusivité à la bourgeoisie la préoccupation pour le sort des individus ; il s’agit d’un cadeau auquel la bourgeoisie d’aujourd’hui ne s’attendait certainement pas ; seconde étrangeté, ou plutôt étrangeté au carré : lui attribuer ce trait en commun avec les staliniens, ce qui ne manque pas d’étonner quand on sait que la seule individualité qui comptait lorsque Staline était vivant était Staline lui-même, alors que ses collaborateurs et adversaires pouvaient finir par bataillons entiers dans les oubliettes de l’histoire sans que cela ne préoccupe qui que ce soit, à part les antistaliniens. Pour que ce discours tienne en place, il faudrait que Mao disparaisse : à ce moment-là, les staliniens, qui se souviendraient de leur ancien rapport avec le Grand Timonier, commenceraient à se demander : mais où est Mao ? Et alors Edoarda Masi pourrait leur adresser à bon droit le reproche du culte de la personnalité qu’elle adresse actuellement à ceux qui s’intéressent au sort de Lin Biao.

Du reste, et par malchance, précisément au moment où Edoarda Masi invitait publiquement les camarades italiens à se désintéresser de lui, les Chinois décidaient au contraire de donner de ses nouvelles. Signe qu’il n’est pas absolument dérisoire de donner une certain poids même à ce qui passe comme un « produit croisé » par la tête des hommes.

Mais voyons ce qui nous a été dit de Lin Biao. La première information est arrivée, souvenons-nous-en, de l’ambassade de Chine à Alger. C’est donc une communication officielle, et il convient de l’examiner avec attention. Elle commence ainsi : « L’affaire Lin Biao est le reflet de la lutte entre deux lignes politiques qui s’est développée au sein du parti pendant longtemps. » Très bien, voilà un type d’analyse « correcte » qui plaît certainement à Edoarda Masi – même si le terme « affaire » introduit immédiatement une sorte de dégradation du débat politique au simple statut de question judiciaire un peu louche. Émerge alors chez le lecteur cette interrogation légitime : quelles sont ces lignes ? Mais l’information change alors radicalement d’aspect et obéit à une formule qui à première vue peut sembler typique de l’approche bourgeoise-stalinienne condamnée par Edoarda Masi. Voici, en bref, ce que l’on nous raconte (28 juillet):

Lin Biao se trompait souvent et était arrogant ; sa nature cachée était hypocrite et perverse, et il ne se laissait pas corriger, ne serait-ce qu’un peu : de sorte qu’il se mit à comploter contre Mao et en arriva jusqu’à vouloir l’assassiner. Mao, qui avait combattu de nombreuses batailles contre lui, cherchait à étouffer son arrogance et consentait à ce qu’il exécute quelques tâches utiles. Mais il finit par démasquer son complot et bloqua ses manœuvres, si bien que Lin Biao fut contraint de fuir en URSS à bord d’un avion, qui s’écrasa en Mongolie.

Pourquoi disons-nous qu’il s’agit d’une formule apparemment bourgeoise-stalinienne ? Parce que l’histoire que l’on nous raconte est celle du rapport entre deux hommes politiques, dont on nous explique, de façon fort curieuse, la nature sentimentale. De la part d’auteurs bourgeois, une lutte de pouvoir serait probablement exposée sans faire grand cas des sentiments des protagonistes ; la destitution d’un subordonné est rarement accompagnée d’une exposition publique de la « nature » et des états d’âme des personnages concernés, mais plutôt d’un rituel de compensation formel (regret, éloge, promotion). Les staliniens, quant à eux, s’étendaient beaucoup sur la « nature » perverse et cachée du félon, mais ils établissaient rarement, dans le compte-rendu de la trahison, un rapport direct avec le Premier Secrétaire trahi : ce dernier restait lointain, infaillible, invisible, non affecté par les petitesses des misérables.

Ici au contraire nous avons affaire à une figure de bon souverain, peut-être un peu distrait, patient avec son favori, qui le trompe un moment en lui donnant raison, mais finit ensuite par se perdre en complotant contre lui… Où avons-nous déjà entendu ce genre de fable, de récit d’autrefois ? Cela semble venir de loin, de la Perse antique ou de la Chine, justement : quelque chose qui a été transmis à travers les générations et qui réduit à un canevas essentiel ce que nous pouvons seulement supposer être infiniment plus compliqué… L’information d’Alger est une communication officielle, elle provient des hommes au pouvoir, exactement comme la fable du bon empereur et de son conseiller ;  à l’instar de celle-ci, et par le même mécanisme de réticence sublime, elle suscitera inévitablement dans le peuple des commentaires, variantes, exagérations, qui ne seront toutefois pas marquées du sceau d’autorité de la fable officielle : ce seront des nouvelles peu « fiables », peu « recommandables », comme les discours que l’on entend au marché ou entre amis dans une auberge… Voici d’ailleurs une autre nouvelle, qui nous rapporte les mêmes faits du point de vue de ce qui se dit dans le peuple (3 août). Contrairement à l’histoire précédente, tout se concentre ici dans l’action : le complot.

Examinons brièvement le

COMPTE-RENDU : Lin Biao est allé à Beidaihe, célèbre station balnéaire, où se rendent souvent les dirigeants chinois en vacances. Avec ce prétexte des vacances il peut ainsi commencer à préparer un attentat contre Mao. Mao se trouve en inspection à Shanghai ; en réalité il se trouve là pour tendre un piège aux conspirateurs et les démasquer. Un faux horaire de départ du train qui devait le ramener à Pékin est annoncé à cet effet. Induit en erreur, Lin donne l’ordre d’attaquer le train sur le pont de Nankin. Mais le train attaqué est vide et le conducteur, fidèle à Mao, détache la locomotive des wagons. Les assaillants sont mis en déroute. Mais Lin reçoit la nouvelle d’une réussite complète. Pendant ce temps-là, Mao est effectivement arrivé à Pékin et reçoit de nombreuses personnalités. Ces audiences sont annoncées publiquement et Lin apprend que Mao est vivant, à son poste de travail. Lin comprend qu’il a été dupé et tente de s’enfuir en avion depuis l’aéroport militaire de la zone, mais son appareil etc.

Une quinzaine de jours plus tard, un dernier détail apparaît : alors qu’il monte à bord de l’avion, Lin perd son portefeuille, duquel tombent et s’éparpillent par terre de nombreux billets de banque américains. Le lecteur se demande alors : comment l’ont-ils su ? L’information tient compte de cette objection et répond : Lin a été photographié à l’aéroport à l’aide d’une caméra infrarouge.

Ici le rapport n’est plus entre bon souverain et perfide conseiller. Il y a un jeu animé de pièges et contre-pièges : Lin complote à la mer, mais Mao est plus rusé que lui, et l’emporte en répandant de fausses nouvelles. Des situations visuelles et symboliques frappent l’auditeur (et le lecteur) : l’attaque du train sur le pont – et le pont est celui de Nankin, l’une des plus grandes réalisations du socialisme chinois ; le fidèle cheminot qui détache la locomotive ; les assaillants mis en déroute juste après avoir été dupés ; Mao qui reçoit des personnalités à son poste de travail (conception typique du travail d’un puissant vu « depuis la base »). La conclusion est une trouvaille notable, même si elle s’inspire sans doute d’illustres précédents : Lin reçoit d’abord la fausse nouvelle de son triomphe puis la vraie nouvelle de Mao à son poste de travail. Il y a une illusion de triomphe, qui rend plus atroce, l’instant d’après, la révélation de l’échec. Et la chute de l’avion conclut, avec la fatalité du destin, quelque chose qui est déjà accompli.

Dans une variante partielle de cette histoire, qui a circulé avant la nouvelle officielle, Mao est informé que Lin s’est échappé en avion vers l’URSS ; on lui demande s’il faut le prendre en chasse ; Mao répond : ne vous en faites pas, il n’arrivera pas à destination. Dans l’histoire actuelle ce dernier détail n’apparaît pas ; il implique en effet une représentation différente du personnage : visionnaire, pour ne pas dire omnipotente. En revanche, dans la bande dessinée actuelle Mao est rusé et puissant, mais n’a rien de hiératique ni de sacré.

Cette deuxième histoire, comme on l’a vu, est la version qui circule de bouche à oreille ; elle est donc nécessairement influencée par le type d’histoires populaires qui circulent actuellement en Chine (cf. I fumetti di Mao, Laterza, 1971) ; mais à la différence de la majorité d’entre elles, celle-ci véhicule explicitement une certaine conception du pouvoir qui circule parmi ceux qui n’ont pas, ou peu, de pouvoir, tandis que la première nouvelle est une représentation du pouvoir à son propre niveau, dans sa langue officielle. Dans le premier cas, l’usage instrumental des nouvelles, de la guerre de l’information, dans la lutte pour le pouvoir, est reconnu explicitement : en découle le fait notable d’un récit évidemment « incroyable » qui, si on le lit avec attention, dit lui-même ce que l’on doit en croire. Dans l’autre cas, ce qui nous est communiqué tend à prendre la forme  d’une vérité révélée pour être crue, sans discussion.

Dans les deux cas, les moyens littéraires les plus adéquats sont utilisés : plus immédiats, plus vivants au niveau le plus bas, plus traditionnels et raffinés dans les hautes sphères. Mais il n’est pas dit qu’il doive toujours en être ainsi : il existe également une sorte de bande dessinée du pouvoir, qui a trouvé son expression dans une information ultérieure (2 septembre).

Il s’agit, à ce que l’on nous dit, d’un document secret préparé par le fils de Lin Biao, faisant lui aussi parti des conjurés, en vue de l’action contre Mao. Les protagonistes de la conjuration sont d’abord énumérés en bon ordre… puis l’on accuse le président Mao – toujours indiqué par le sigle B-52 – de trotskisme, sadisme et despotisme féodal… enfin, sont listées les forces sur lesquelles les conjurés peuvent compter et les moyens spéciaux à utiliser pour l’attaque : gaz toxiques, armes bactériologiques, bombe, 543 (arme secrète), accidents de voiture, escouades de guérilléros urbains…

Laissons de côté la bizarrerie que constitue un document secret, destiné à une action secrète – du moins est-ce ce que l’on nous dit – qui comporte les noms et les prénoms des conjurés, si bien qu’à la fin il s’avère être l’acte d’auto-accusation le plus complet que l’on puisse imaginer. Peut-être s’agit-il de plusieurs documents, d’origines diverses et opposées, cousus ensemble tant bien que mal.  La partie que l’on peut attribuer avec le plus de vraisemblance au groupe de Lin Biao est sans doute celle où Mao est accusé : aussi bien parce que l’on trouve ici une allusion à un discours politique alternatif (« faction trotskiste », « partisans de la plume contre le fusil », etc.) que, et surtout, parce que la personne de Mao est la cible d’une animosité mordante (« il a constamment trahi ceux qui se sont engagés à ses côtés », « un grand tyran féodal, qui (…) gouverne selon des lois dignes de Qin Shi Huang »). Et l’idée de le désigner dans tout le document par le sigle des funestes forteresses volantes américaines – quasi symbole d’un mal absolu qui doit être absolument éradiqué – ne peut venir que d’un ennemi de Mao.

Arrêtons-nous un instant également sur la liste finale des « moyens spéciaux » : tandis que la bande dessinée populaire se concentrait essentiellement sur l’attaque du train, moyen de transport classique, moyen traditionnel s’il en est, digne des daguerréotypes et des planches illustrées ; la nouvelle bande dessinée évoque indifféremment tous les moyens de la technologie moderne, surtout secrète, et les lie avec des formes de lutte et des situations typiques des aires métropolitaines : n’avons-nous pas là sous les yeux le répertoire hétéroclite de certains films de James Bond ? Le scénariste de cette ébauche de bande dessinée, quel qu’il soit (peut-être est-ce le même auteur que celui de la caméra à rayons infrarouges de l’aéroport), avait en tête des images technologiques et des péripéties de type occidental – et c’est précisément pour cette raison qu’il se situe dans le cadre d’un groupe (de culture, de pouvoir) séparé.

La contradiction entre ce que nous savions de la Chine pendant la révolution culturelle, entre ce que nous savions de Lin Biao, et ces informations, ne saurait être plus extraordinaire. Toute une réalité semble s’évanouir instantanément pour laisser place à une nouvelle description « incroyable ». Et face à ces nouvelles en provenance d’un pays socialiste, comme face à d’autres informations analogues du passé, on peut comprendre le désarroi, la stupéfaction, le désir de suspendre tout jugement hâtif, de la part des militants marxistes occidentaux. Tout ceci s’exprime généralement par une réaction désormais typique, presque devenue un tic irréfléchi, qui touche même les plus lucides : « Nous n’avons pas suffisamment d’informations, attendons, ne nous laissons pas aller à des émotions incontrôlées. » Il ne s’agit pas d’une réaction sans issue : en effet, au bout d’un certain temps, le paysage politique se recompose selon des lignes idéologiques connues, familières, l’analyse correcte des lignes de tendance devient de nouveau possible, suivant pour la plupart, hélas, la ligne gagnante, et l’on oublie l’étrangeté, le tragique, ou le grotesque, des « épisodes » qui avaient initialement provoqué un choc. Il est probable, par exemple, qu’alors même que j’écris ces lignes, de nombreuses mains dans le monde entier soient occupées à rédiger de rigoureuses et complexes analyses marxistes des conflits et des enjeux politiques et sociaux actuellement en cours en Chine, au sein desquels les « épisodes » traumatiques concernant Lin Biao seront (presque) parfaitement absorbés et digérés.

Mais le problème de comprendre ce que ces épisodes signifient reste entier, et face à cela la réaction décrite révèle un évitement et une passivité inquiétants. Elle révèle également une sorte de postulat de l’attente de la vérité définitive, dernière ; une vérité qui ne se manifeste qu’après coup, post factum, après dissipation du brouillard d’informations erronées, indignes de foi, incompréhensibles. Conception immobile, éminemment abstraite ; comme si le mensonge, la réticence, la distorsion, et même le silence ne dessinaient pas pleinement, par collusion avec les  forces d’où ils proviennent, le camp de la vérité tue ou déformée ; comme si la fable, la bande dessinée, le récit « incroyable » n’impliquaient pas une évidence et une capacité de persuasion raisonnée que les informations fondées empiriquement possèdent rarement.

Dans ce cas, quelle que soit l’époque à laquelle se situe le récit, il s’agit toujours d’hommes en lutte pour le pouvoir, et l’analyse marxiste de leurs actions fait totalement défaut. (Même dans la dernière vignette « technologique », la perspective politique au sens strict est entièrement extérieure et c’est l’image du rapport avec le tyran féodal qui l’emporte : retour, en négatif, du souverain magnanime que l’on pouvait trouver dans l’information officielle). Ce manque n’a rien d’un malheureux hasard, d’une exception à corriger au plus vite en réintégrant l’analyse correcte. Nous devons au contraire précisément orienter notre regard droit sur la fragilité de l’analyse, sur le moment où elle s’avère impossible, et chercher à comprendre pourquoi. À travers ces récits, se révèle l’impossibilité désormais historique du marxisme établi de représenter en ses termes ce que le jeune Marx appelait la passion de l’homme, son besoin d’une totalité de manifestation de la vie humaine ; ou bien, encore, ce que, en renversant une expression de Freud (les « restes diurnes » de la vie éveillée qui s’insinuent dans le rêve), nous pourrions définir comme les restes nocturnes de la vie de l’homme, cette partie considérée comme un déchet qui, en partant du rêve, de l’imagination, du désir, tend la réalité et se révèle irréductible à l’état de choses existant. Le fait que la trame explicative du marxiste s’interrompe au point où intervient un problème aigu de pouvoir, de décisions, implique simplement qu’ici l’échec de la représentation est plus éclatant et évident qu’ailleurs, pour une théorie qui, après tout, se pose en premier lieu un problème politique. Mais cette négation-incapacité du marxisme rejaillit dans les domaines les plus variés, aussi bien individuels que collectifs, et en chacun d’entre eux ce qui a été nié – mais pas supprimé – se venge de son exclusion. Pour rester dans le champ des décisions politiques, il est significatif que là où le cadre idéologique tend à placer le maximum de la conscience rationnelle-historique, les antagonismes concrets des hommes ressuscitent les explications plus traditionnelles ou infantiles du comportement humain. Ce qui a été refusé refait apparition sous des traits maladroits, grotesques, si ce n’est archaïques – les seuls qui lui soient actuellement accordés. Le plus grand théoricien de la lutte des classes peut alors juger son fidèle compagnon d’armes avec les yeux d’un empereur antique, ou d’un empereur de jeu de tarot – qui n’existe pas –, et en utilisant les catégories naïves du bon et du mauvais remises en vigueur par la tension de la lutte. Tout comme son compagnon d’armes peut aller jusqu’à voir dans le maître l’incarnation d’un mal moderne absolu.

Dit de manière générale : l’histoire écrite du marxisme présente des interruptions périodiques, d’où émerge avec violence une représentation du réel apparemment « spontanée », qui renvoie de fait à des modèles historico-culturels différents, préexistants ou parallèles au marxisme (dans notre cas, aujourd’hui, en Chine : la « nature perverse », le « tyran féodal », etc.) Mais l’écart entre l’interprétation marxiste et ce qui la supplante ne consiste pas en une représentation différente du réel ; il consiste en revanche en un net changement de plan : à travers le compte-rendu différent, à travers une autre langue, se manifeste quelque chose de radicalement hétérogène à la représentation marxiste courante. Une intensité remplace en quelque sorte une extension indéfinie, une rupture la solidité de la pierre.

Le sens et le contenu de ces explosions est chaque fois historiquement différent, voire opposé. Ce qui est apparu aujourd’hui au premier plan en Chine est un enchevêtrement de rage, rancœur, envie, attaque, déception… quelque chose qui a le caractère absolu et l’intensité d’un refoulé « infernal » de l’enfance. Et son apparition est le signe le plus sûr du changement de direction intervenu dans le cours de la révolution chinoise : nous pouvons le dire sereinement, sans jouer les prophètes visionnaires et sans devoir en attendre la confirmation par les faits. Mais en même temps, c’est aussi le signe d’un problème non résolu, qui a touché toutes les sociétés dans lesquelles le marxisme a pris le pouvoir.

Ou du marxisme en général ? Est-il légitime de penser que d’ores et déjà, dans les rangs du mouvement marxiste, est présent en germe ce qui deviendra évident une fois le pouvoir conquis ? Et que d’ores et déjà cette tendance agit silencieusement, précisément parce que son existence est niée, comme un sérieux obstacle à la réalisation du projet révolutionnaire ?

Retournons encore une fois à un exemple écrit. Dans de nombreux journaux de gauche, les colonnes de plomb marxiste s’interrompent parfois pour laisser un espace (minuscule) à l’institution de l’entrefilet. Là, en nette opposition avec la prose apathique du reste du journal, se concentre et explose l’énergie de l’attaque, d’autant plus enragée et fiévreuse que le destinataire de l’écrit est proche de l’auteur : ex-camarade, déviationniste, expulsé, traître, etc. Le lecteur passe d’un coup d’une vision calme et ordonnée des masses à un bouillonnement de passions furieuses ; momentanément, puisque lui aussi, passé le moment de stupéfaction et d’intérêt inavoué qui naît en lui, se hâte le plus souvent de retourner vers les lignes environnantes, espace tranquille, défriché, bien adapté à ses tendances à l’inertie et à l’acceptation.