La figure de Nanni Balestrini résume à elle seule une toute une période historique et culturelle, italienne et européenne. Ce fut le temps des intellectuels militants : dans un climat de luttes des ouvriers et de la jeunesse qui firent époque et qui marquèrent le destin des générations suivantes. Jusqu’à l’épuisement de cet élan de libération sous les coups d’une féroce vengeance systémique. Le cri désespéré de Nanni, dès l’amorce du reflux, que l’on peut lire dans Les invisibles (« c’est pas possible que dehors il n’y a plus personne … où êtes-vous m’entendez-vous je n’entends pas je ne vous entends pas je n’entends plus rien ») caractérisera la suite du temps qui est parvenu avec fatigue jusqu’à nous et qui aujourd’hui encore nous oppresse avec une cruauté accrue.
Et dans Instructions préliminaires, la poésie qu’il lut cinquante ans après 68, ce n’est qu’à l’ouverture qu’il repart de ce cri :
« notre monde est en voie de disparition
les crépuscules succèdent aux crépuscules …
les vieilles certitudes s’en vont
dans une réalité chaotique hostile immense ».
Car à la fin du texte il lance, au contraire, une indication, une instruction, justement, préliminaire :
« contre l’abus la convention l’évacuation de sens
non plus dominants et dominés mais force contre force …
l’attaque doit être minutieusement préparée
dans une perspective révolutionnaire ».
Voici, après tout ce qui a eu lieu depuis, après les ripostes de l’actualité plus que de l’histoire, que cette figure d’intellectuel militant, qu’incarnait Nanni, n’abjure rien mais confirme, ne se repent point mais approfondit. La persévérance dans la subversion ne s’est pas éteinte, elle a mûri. Sa disparition, comme celle d’autres hommes, peu nombreux, comme lui, confie le témoin à ceux qui viendront. Même si sa présence, absolument originale, ne reviendra pas.
Cette coexistence et cette influence réciproque entre avant-gardes artistiques et avant-gardes politiques ont été un fruit du grand vingtième siècle. Mais Nanni les a exprimées d’une façon qui lui est propre. S’il y a un mot, qui est aussi une action, à même de le caractériser, il s’agit d’expérimentation : se pencher vers ce qui n’a jamais été tenté, qui vaut la peine d’être approprié, de devenir la matière de sa passion à vivre. Il ne l’a pas fait d’une façon individuelle, mais en impliquant et en poussant les autres à expérimenter ensemble à travers une fonction, qu’il remplissait d’ailleurs extrêmement bien, d’organisateur de la culture. Il concluait ainsi un entretien intense à Gnoli en 2012 :
« je me rends bien compte d’avoir eu la chance de vivre deux périodes merveilleuses, celle de l’avant-garde littéraire des années soixante et celle du mouvement des années soixante-dix, des périodes belles, justes, enthousiasmantes, qui me permettent de supporter sans résignation toute la misère qui a suivi ».
Sergio Bologna, dans un souvenir de Nanni qu’il a partagé il y a quelque jours, a rapproché avec bonheur les figures de Nanni Balestrini et de Franco Fortini. Fortini est le prophète, ou le censeur, qui parle à la multitude et la rappelle au droit chemin. Balestrini ne fait jamais entendre sa propre voix tant elle se confond avec la multitude, avec des mots dont la sagesse est flamboyante et le savoir tacite. Deux approches très différentes à la relation entre culture, écriture et mouvements. Mais la mise-en-garde est la même : garder toujours en vie et, lorsqu’elle semble morte, raviver cette relation : entre parole et lutte. Nanni n’aura dès lors pas vécu en vain.