L’homme IBM (Giovanni Losi)

Publié dans L’Erba Voglio n°2, septembre 1971

Lorsque je suis entré chez IBM, il y a six ou sept ans, j’ai noté un aspect qui aujourd’hui me semble étrange, à la lumière de l’expérience que j’ai vécue par la suite. IBM m’a paru d’emblée un exemple de vie modèle, d’entreprise modèle, avec de nombreux aspects nettement positifs. Mais à y repenser aujourd’hui, ces aspects positifs faisaient partie, étaient un produit, de la politique d’IBM, de la politique qu’IBM continue à promouvoir à l’égard du personnel. Il y a un mot que l’on entend tout le temps chez IBM : IMAGE. En tout, dans tout ce que l’on fait, lors des contacts avec la direction, des dirigeants jusqu’au personnel et dans les contacts avec l’extérieur, il faut respecter l’IMAGE d’IBM. On y fait peut-être la même chose que partout ailleurs, mais selon une certaine forme. La forme IBM.

J’ai été invité par lettre à me présenter chez IBM. Je ne l’avais pas cherché : j’avais été invité. Sur la base de mes résultats scolaires sans doute. Puis j’ai été soumis à une sorte d’examen, de test, mais en groupe, avec beaucoup de gens. C’étaient les tests d’aptitude habituels, qui servaient, du moins est-ce ainsi qu’ils nous furent présentés, à éliminer d’emblée les personnes qui… n’auraient pas.. n’avaient pas les aptitudes nécessaires à un certain type de travail. Ce test en série, de groupe, a d’ailleurs duré un moment, cinq ou six heures au total, tout un après-midi de quatorze heures à vingt heures. L’aspect que j’évoquais était déjà présent, du moins en surface. Nous nous sentions à l’aise, parce que le personnel qui s’occupe de ces tests est bien formé pour s’occuper des personnes. Eux aussi suivent des cours spéciaux. Juste après ce test, le groupe qui avait été choisi, une centaine de personnes environ, a été invité à participer à un entretien direct, personnel, en tête à tête. Là encore il y avait cet aspect qui aujourd’hui, lorsque j’y repense, me semble extérieur, externe… mais qui fit alors son effet. Je me souviens que l’entretien personnel se déroula avec une personne, un chef, qui m’avait l’air particulièrement bien formé. Je me demandais : qui sait quel poste il occupe ? Aujourd’hui je sais que cette personne n’occupe pas un poste très important et surtout, après l’avoir connue, mon jugement sur cette elle a changé.

La société, à travers ce test, a conclu que l’individu, en l’occurence moi, pouvait lui être utile. L’entretien servait également à mettre au clair certains aspects plus concrets, par exemple quelle était la rétribution, quel était le poste de travail, parce que d’accord, on est embauché chez IBM, mais IBM a de nombreux services, bref, il s’agissait de savoir quel serait le travail à accomplir. Mais comme toujours chez IBM, on discute aussi des aspects plus personnels. Pourquoi par exemple a-t-on choisi tel ou tel type d’études, telle ou telle faculté, si l’on compte continuer à étudier. Et tout cela était toujours lié à ce qui pouvait servir à la société. Je rappelle que j’étais inscrit en géologie et, bien que ce fût ma première rencontre avec cette personne, au fur et à mesure de la discussion elle arrivait presque à me convaincre que je ne devais plus étudier la géologie, précisément parce que je faisais preuve d’aptitudes pour le travail chez IBM, et qu’il aurait été plus utile d’étudier par exemple les mathématiques ou l’économie ou le commerce. Tout bien considéré ce premier entretien personnel a été vraiment important pour moi.

La question des rapports personnels est ici fondamentale. Les rapports personnels, individuels. À chaque instant de la vie de l’entreprise, on cherche à favoriser non pas le dialogue des individus entre eux, mais de l’individu, seul, avec son chef. En suivant la ligne hiérarchique. D’où les diverses politiques de la « porte ouverte », du « parlons-en ensemble », et surtout de l’entretien. Au cours de l’entretien l’employé discute de tous les aspects de son rapport au travail, avec le chef. C’est un point important. Mais il n’évoque pas seulement son rapport au travail ; il aborde aussi tout ce qui peut influencer son rapport au travail. Il peut par exemple parler de sa situation familiale, de tous les problèmes qui le préoccupent plus ou moins. Normalement l’entretien commence par une phrase du chef qui dit : eh bien, ne parlons pas tout de suite de votre travail, parlons d’autre chose : vous fréquentez l’université, n’est-ce pas ? Parlons de comment vont vos études, etc. La société se présente comme l’entité qui, si un individu se présente de lui-même et émet des doléances ou s’épanche sur les difficultés qu’il rencontre au sein de l’entreprise, tentera de résoudre ces difficultés. Parce qu’au fond, si un individu rencontre des difficultés, il travaillera mal, n’est-ce pas ? Il est donc utile pour tout le monde de chercher à les résoudre.

Par exemple, j’étais opérateur et c’est la société, représentée dans la personne de mon chef, qui m’a conseillé de changer de secteur. Chez IBM, l’aspect, disons-le ainsi, des relations publiques, des contacts personnels, l’aspect de la communication, sont très importants. Lorsque j’étais opérateur, j’avais l’impression… je reconnaissais, comme le chef me l’avait dit, que mes relations publiques n’étaient pas parfaites, que cette communication était insuffisante. Il aurait été plus avantageux pour moi, et pour la société, de travailler dans un autre secteur.

C’est ainsi qu’au cours de l’entretien on dévie lentement vers la question du travail, en la reliant aux problèmes personnels. On peut également justifier de cette manière une évaluation négative : peut-être que ces problèmes qui te préoccupent t’ont empêché de… etc., mais il faut toujours finir par reconnaître que l’évaluation est juste.

L’évaluation du travail fonctionne un peu comme les notes à l’école. Il y a différentes catégories, la première est « excellent », elle est attribuée, textuellement, à qui « remplit toujours ses missions avec une efficacité constamment supérieure à ce qui est exigé ». La note la plus basse est attribuée aux employés absolument insatisfaisants, qui ont toujours besoin d’être assistés dans leur travail. Si cette case est cochée deux fois de suite, les mesures prises sont plutôt drastiques.

L’évaluation est décomposée en différents aspects. Par exemple, un aspect plutôt secondaire, la ponctualité. Et puis il y a… l’amélioration personnelle, l’efficacité démontrée, etc. De cette manière, en attribuant une bonne note sur un point et une mauvaise sur un autre, et donc en produisant une évaluation différenciée, on favorise la discussion sur ces différents thèmes de la part de l’employé lui-même. Le salarié se sentira peut-être surévalué d’un côté mais reconnaîtra que l’évaluation négative sur autre plan est justifiée. Ces évaluations portent aussi sur l’attachement à l’entreprise. Le salarié qui fait beaucoup d’heures supplémentaires sera par exemple toujours considéré comme quelqu’un de bonne volonté.

À la fin, le chef doit synthétiser le contenu de l’entretien, les thèmes abordés, les décisions prises… enfin, pas vraiment les décisions, plutôt les prévisions qui ont été faites : pour l’instant tu es programmeur, si tu maintiens ce niveau de productivité, de travail, etc. tu pourras bientôt devenir programmeur expert, par exemple. Le salarié a ensuite la possibilité, en cas de désaccord, de l’exprimer dans la dernière section du formulaire d’évaluation, en en explicitant les motifs. Si le désaccord est profond, si le chef prévoit par exemple : en un an, tu pourras rejoindre tel poste, atteindre la deuxième marche, alors que l’employé pense pouvoir atteindre la dixième, c’est là qu’entre en jeu la politique de la « porte ouverte ». Cela signifie qu’on passe au chef supérieur. Mais ça n’arrive pas souvent. Il arrive souvent qu’il y ait un désaccord, mais un désaccord limité, presque pour donner un aspect plus sérieux à l’entretien. Les deux interlocuteurs ont pris la parole, et les raisons du désaccord ont été exposées.

De base, l’entretien a lieu environ une fois par an. Mais le salarié peut en demander un autre, s’il n’est pas satisfait de sa situation.

Il en fait la demande au moment où son insatisfaction a atteint un certain niveau, parce que l’entretien est un acte assez important. Normalement, on ne demande pas à être reçu en entretien.

Toujours dans cette même dynamique, pour que le salarié se sente à l’aise, il arrive souvent… par exemple ça m’est arrivé personnellement, du moins au cours du premier entretien, de faire une sorte d’autocritique.

Pendant l’entretien le salarié se présente seul, face au chef, seul lui aussi. Mais le chef est avantagé, parce qu’il est du côté de la société, et aussi parce qu’il connaît de nombreux aspects du rapport de travail du salarié, et peut donc l’évaluer en profondeur.

À Rivoltella il y a même des cours pour les chefs, réservés aux chefs, auxquels participent des psychologues, et ils font des groupes de travail.

Mon chef par exemple a participé à ces cours avec d’autres chefs, et l’un d’entre eux a joué le rôle de l’intervieweur, c’est-à-dire le rôle qui est le sien comme chef, pendant qu’un autre jouait le rôle de l’interviewé. Ces entretiens ont eu lieu dans une pièce isolée, comme c’est le cas pour les vrais entretiens, et sont filmés. Cet enregistrement est ensuite projeté devant tout le groupe et tous les aspects sont analysés : voilà, le salarié, enfin celui qui jouait le rôle du salarié, a prêté le flanc à telle question, etc.

Et puis au cours de l’entretien, comme pour mettre l’accent seulement les aspects positifs, le problème économique, c’est-à-dire la question de l’éventuelle augmentation, est abordé seulement, disons, en marge. L’important, c’est l’évaluation et tout se passe un peu comme si le salarié devait comprendre, en fonction de l’évaluation, devait prévoir ce qu’il gagnera, sans qu’il soit nécessaire de le lui dire clairement.

J’ai été embauché avec un salaire de cent mille lires, ce qui, comparé à d’autres postes, était déjà une bonne paie, sans compter qu’avec les histoires d’indemnités, etc. j’arrivais à cent mille lires nettes. Mais le plus important c’est que selon leurs promesses, les augmentations devaient arriver à échéances assez brèves, surtout par rapport à d’autres entreprises.

D’un côté, on nous présente la situation de départ, les cent mille lires et ceci et cela, mais on ajoute assez rapidement que chez IBM, il est possible d’atteindre en très peu de temps une position plus importante, avec une nette amélioration économique à la clé.

Les premiers jours, et même les premiers mois, les nouveaux embauchés n’ont pas de tâche précise. Au cours des premiers mois je devais faire mon travail, bien sûr, un certain type de travail, mais le contrôle était très léger. Ou plutôt le contrôle consistait à m’apprendre petit à petit à vivre dans l’environnement IBM, que j’apprenne à bien le connaître, à connaître tous les programmes, toutes les politiques d’IBM. Les cours que l’on doit suivre lors des premiers mois ont le même objectif.

Ce qui motive en effet de nombreux salariés, ou du moins ce qui les retient de s’en aller, ce n’est pas l’aspect économique, en tout cas pas en priorité. Une fois atteint un certain niveau de qualification, on peut même trouver un salaire plus élevé dans une autre entreprise. Mais l’on n’y trouverait pas la formation continue qui existe chez IBM. En pratique, nous suivons des cours deux fois par an en moyenne. Je parle des opérateurs et des programmeurs, de ceux qui travaillent autour de l’ordinateur, qui élaborent les données. Ce sont surtout les premiers mois chez IBM qui sont mis à profit pour suivre de nombreux cours. D’abord un cours technique, général, un cours de base. Puis des cours d’un autre type… au début ces cours m’avaient tout l’air d’être des sortes d’examens, et qu’on ne pouvait rester, qu’on ne pouvait être accueilli dans la boîte, que si on les passait.

Et puis avec l’avancement l’allure des cours-examens a changé. Mais ils ont toujours une grande importance. Ils ont une incidence sur la carrière surtout lorsque la participation est complètement négative, dans des cas exceptionnels, donc.

En plus des cours techniques, il en existe d’autres que l’on appelle in… non, de formation, qui se déroulent dans un autre endroit. En pratique, bien que l’on se trouve simplement dans une autre succursale d’IBM, on a l’impression d’être envoyés et l’on se sent moins à l’aise qu’ici, où l’on travaille. On est donc incités à mieux suivre ces cours. Là aussi ressort fortement l’aspect, disons, bon d’IBM. On suit ces cours pendant quinze jours. Les nouveaux employés participent à une formation de quinze jours pendant les six premiers mois, au cours de laquelle on leur présente IBM sous toutes ses coutures et où tous les jours intervient un… disons un représentant de la société. Un psychologue intervient lui aussi. Je ne me souviens plus comment il s’appelle.

Nous suivons de nombreux cours de mise à niveau, et l’on devrait acquérir ainsi certaines connaissances. Mais au fond, si je pense à mon travail, les connaissance je dois vraiment mobiliser sont très peu nombreuses.

L’ordinateur est l’élément fondamental, un peu comme une horloge qui rythmerait nos vies. Parfois nous devons ralentir sensiblement, ou au contraire accélérer le travail à fond, parce que l’ordinateur est en panne ou à l’inverse parce qu’il fonctionne bien. C’est de là que vient cette manie de tout vouloir rationaliser. Par rapport à d’autres secteurs, nous nous sentons un peu privilégiés. Pas tant du point de vue économique, même s’il rentre évidemment en ligne de compte, mais pour la sensation de réaliser quelque chose de plus important, de construire quelque chose. C’est une sensation étrange, mais il arrive souvent de voir des personnes qui vivent pour leur travail, plutôt que le contraire. Il est très courant de voir des gens faire des heures supplémentaires, travailler le samedi et le dimanche ou tard le soir, et même de nuit. Ce sont souvent des cadres, qui ne gagnent pas plus ainsi, parce qu’ils ne pointent pas. Ils n’ont pas d’horaires et ne peuvent donc inscrire nulle part : j’ai fait une heure de plus. C’est peut-être une autre particularité de notre travail. Le programmeur, et pas tant le programmeur individuel mais plutôt le couple analyste-programmeur, voit un secteur dans lequel de nombreuses personnes qui travaillaient d’une façon qui me semble désormais dater de Mathusalem, en remplissant des fiches en papier, en remplissant des listings et ainsi de suite, d’une manière assez peu plaisante au fond, eh bien ce secteur change complètement grâce à son travail et tout est remplacé par un seul de ces terminaux tout beaux, tout neufs, tout brillants, et tout le travail est accompli parfaitement. Par exemple, le programme, c’est-à-dire l’unité de base de tout…, le programme est une sorte de création. Le programmeur, avec son cerveau, avec ses capacités, fait quelque chose dont il voit concrètement le résultat. C’est très important. Et puis, ces personnes qui font des heures en plus, étant donné qu’il s’agit de cadres, d’analystes, sont souvent chefs d’équipe, et voient donc encore plus grand, ils voient peut-être le travail de cent programmes qui réalisent une infinité de tâches, et toutes ces choses portent leur nom, existent de leur fait. Voilà pourquoi ils viennent aussi le samedi et le dimanche pour constater les résultats de leur travail.

D’une certaine manière, mais peut-être s’agit-il d’un jugement infantile, mon type de travail me semble quelque chose de créatif. Et outre l’aspect créatif, il y a un aspect de… sans doute le mot est-il excessif, un aspect de puissance. En gros, on se trouve face à un problème et ce problème peut être résolu de différentes manières. C’est un travail d’idées ou mieux, de solutions. Et surtout, ce travail est concrétisé par le travail de l’ordinateur, il est amplifié, augmenté. C’est un aspect de puissance révélé par l’ordinateur. C’est comme si l’ordinateur devenait une sorte de bras gigantesque, en mesure d’amplifier le travail de l’individu seul.

Au final le secteur en question a été rationalisé, il n’y a plus qu’un terminal et il suffit de peu de personnes pour faire le même travail qu’avant. C’est un résultat satisfaisant, très bien. Mais lorsque l’on y travaille, on se rend compte qu’au fond tout se passe un peu comme sur une chaîne de montage. C’est comme si l’on fabriquait une voiture, chacun au fond sait que… le sens de ce travail, ce à quoi il sert, et également les choix techniques, purement techniques, tout cela suit une voie hiérarchique. Les directives émanent d’un chef d’un certain niveau : le résultat doit être ceci ou cela. Et quand ces directives arrivent à l’écrasante majorité ses salariés, la voie est déjà toute tracée et chacun agit dans les limites d’un cercle très restreint.

Je n’ai qu’une expérience limitée des chefs, je n’ai accès qu’aux chefs qui se trouvent en première ligne, au mieux en seconde. Les autres… j’en ai entendu parler. Mais tous les chefs de mon secteur ont commencé comme opérateurs il y a dix ans et ont été embauchés alors que la boîte en était à ses débuts, et ils l’ont suivie pas à pas. Lorsque je parlais de types qui s’identifient à leur travail, je pensais exactement à ce genre de types.

À Vimercate il y en avait un qui avait suivi les cours de Rivoltella pour les chefs et ils ont voulu lui offrir une promotion. Mais il a refusé, parce qu’il ne voulait pas devenir l’instrument de cette… manipulation. Alors ils l’ont licencié. Par une lettre d’ailleurs plutôt gentille qui disait que puisqu’il refusait de devenir chef, et qu’aucune autre opportunité de travail susceptible de le satisfaire n’était ouverte, au vu du niveau de qualification atteint, il était considéré libre de tout engagement auprès de la société.

La présence des syndicats chez IBM est un fait plutôt nouveau. Ils sont arrivés il y a un an. Mais depuis plusieurs mois la commission interne n’existe plus. Elle s’est dissoute et personne ne l’a réélue.

Il a été proposé, peut-être pour soutenir les propositions avancées non pas par les syndicats mais par les ouvriers du site de Vimercate, d’abolir les augmentations au mérite, et de les rendre au contraire égales pour tous. D’offrir un treizième mois égal pour tous. Ces propositions ont été abandonnées en l’état ; elles auraient rencontré du soutien si des gens s’était mobilisés, mais bon… En ce qui concerne les augmentations au mérité, tout le monde s’est élevé contre. C’est un peu comme la question des notes à l’école : ça a l’air juste, quelqu’un qui étudie et y met du sien veut obtenir une bonne note. Ou mieux : obtenir une bonne note signifie que l’on s’est donné à fond et que l’on a étudié, tandis que récolter une mauvaise note veut dire que l’on a rien mérité de mieux. Il y a un sentiment que je ressens souvent ici. Peut-être cela existe-t-il dans d’autres entreprises, je ne sais pas, mais c’est courant chez IBM : considérer l’entreprise comme une figure positive, comme on dit, comme si c’était une sorte de maman, de bonne maman… C’est une expression que l’on entend souvent chez IBM : maman IBM. Personne n’est entièrement satisfait, mais une sorte de raisonnement adulte s’établit : on accepte cette espèce d’insatisfaction comme par respect envers le principe de réalité. La réalité est telle qu’elle est, je ne parviens pas à m’adapter totalement à cette réalité, mais je suis suffisamment adulte pour l’accepter. Ainsi, chaque fois que l’on remet en question quelque chose qui a été fait par la société, ce qui se produit bizarrement, c’est qu’au lieu de s’en prendre à la société, au lieu de créer une solidarité, une union, les salariés s’opposent entre eux. Cela a eu lieu l’an dernier, pour des motifs dont nous n’étions pas responsables, en bref parce que des transferts dans une autre succursale avaient été planifiés, mais probablement parce qu’il y avait eu erreur sur les dates, il s’est trouvé qu’il n’y avait pas assez d’énergie électrique pour faire fonctionner l’ordinateur. Ils avaient donc décidé de nous faire venir même de nuit. C’était loin de plaire à tout le monde ! D’un jour à l’autre, comme ça, devoir aussi travailler de nuit. Je me souviens qu’au cours de la réunion immédiatement convoquée par le chef pour discuter de la question, les salariés qui devaient venir de nuit se querellèrent entre eux. Une partie disait que le problème n’était pas de venir la nuit, parce que l’on était là pour travailler et que l’on comprenait les exigences et que tout le monde était prêt à le faire, mais l’on n’avait pas été consultés avant, il s’agissait d’un problème de forme. À la fin la discussion est devenue une discussion entre groupes. Étant donné que nous devrions travailler de nuit pour une tâche qui est du ressort d’un certain groupe, eh bien, nous ne voyons pas pourquoi nous devrions venir nous aussi, qui sommes d’un autre groupe. Ce qui était mis en discussion n’était pas le fait que la société ait pris des décisions pour le moins étranges, en décidant que les personnes devraient travailler à des horaires complètement différents de ceux habituels.

Il y a eu une grève chez IBM il y a un an. Disons que je me sentais un peu coupable. Parce que nous étions peu nombreux, mais aussi parce que j’avais l’impression d’avoir trahi ma mère ! Je pensais avoir fait quelque chose de mal, avoir trahi la société qui pourvoyait à tous mes besoins. Cette comparaison revient tout le temps : tu es chez IBM et tu as ceci et cela, si tu étais dans une autre entreprise tu ne l’aurais pas, ces grèves sont injustifiées ; si tu étais à la Falck, tu aurais de bonnes raisons, et je le ferais moi aussi. Ce genre de discours étaient courants dans les discussions avec les collègues ou avec le chef.

Pourquoi ai-je participé à la grève ? Pour suivre un raisonnement général ? Eh bien, non. Disons que cette grève n’était pas motivée, chez moi, par un raisonnement rationnel, du moins pas complètement. C’est assez difficile de clarifier ma position. La grève qui s’est déroulée en réponse au licenciement du type de Vimercate a aussi été faite pour d’autres raisons, mais la grève qui devait durer une heure a duré une journée entière et avait une motivation concrète, immédiate. Clairement, il y avait des motifs qui étaient moins rationnels. Par exemple, une sorte  de… peut-être le fait de vivre… maintenant que j’y pense, j’ai l’impression de ne même plus me souvenir à quelles grèves j’ai participé ! Je me souviens de celle pour défendre le contrat de travail… il y a eu le contrat national de travail pour les métallos et puis la grève interne d’IBM. Certains motifs étaient, disons, plutôt traditionnels, par exemple le fait de soutenir tel type d’amélioration, pas seulement économique, parce que oui, il y avait aussi des raisons économiques là-dessous, mais il me semble qu’il existait différentes revendications, par exemple la parité de norme entre ouvriers et employés, ou encore le fait qu’au sein d’IBM il existait des conditions diverses, des inégalités entre les ouvriers et les employés… maintenant je me rends compte que ce sont des raisons plutôt vagues, et que ce n’étaient même peut-être pas de vraies raisons. Et je m’aperçois que le fait de ne pas trouver de véritable motif en dit long.

Mon travail est assez exigeant, il n’est pas fatigant physiquement mais il requiert une concentration continue. Souvent, cela peut sembler banal, par exemple je viens de rentrer de vacances et pourtant il m’arrive fréquemment, même lorsque je ne suis pas au travail, dans des moments de calme, quand je fais autre chose, de penser au travail, si ce que j’ai fait fonctionne bien ou si j’aurais dû choisir une autre solution. Je pense que les vacances, pour une personne qui travaille comme moi… et pour toutes les personnes d’ailleurs… servent d’un point de vue psychique comme une soupape absolument nécessaire, sans laquelle il serait impossible de continuer. Pour moi les vacances sont un moment de repos absolu. Je me suis rendu compte, lorsque je suis parti en vacances, que j’étais à bout. Une sorte de mécanisme se met en marche : on ne se rend plus compte au bout d’un moment que l’on s’identifie totalement avec son travail, que le fait qu’une certaine tâche doive être accomplie avant une certaine date, qu’elle doive être parfaitement exécutée, parce que le travail que tu fais te représente, nous fait oublier tout le reste. Il ne m’est pas arrivé souvent de devoir faire des heures supplémentaires, mais on finit tout de même par entrer dans le cycle du travail, on vit pour le travail. Avant de partir en vacances, il m’arrivait souvent, le matin, avant même d’être complètement réveillé, de songer et réfléchir au travail qui m’attendait.