Paru en 1961
Il arrive parfois de remarquer avec stupeur, dans l’abus sclérosé et automatique de phrases toutes faites et d’expressions conventionnelles qui constituent la base du langage commun parlé, un déclenchement soudain de rapprochements imprévus, de rythmes inhabituels, de métaphores involontaires ; ou bien ce sont certains enchevêtrements, des répétitions, des phrases tronquées ou tordues, des adjectifs ou des images démesurées, inexactes, qui nous frappent et nous surprennent, lorsque nous les voyons flotter dans le langage anémique et amorphe des conversations quotidiennes : des apparitions extraordinaires qui parvient à illuminer depuis un angle inhabituel des faits et des pensées.
Le besoin de se servir avec immédiateté des mots conduit en effet à une approximation par défaut ou par excès relativement au contenu originaire de la communication et parvient même à le modifier, à lui imprimer de nouvelles directions. La nécessité de se soumettre au temps différencie profondément le langage parlé de celui écrit, qui offre la possibilité d’une rédaction dilatée, avec des modifications, des ajouts, des suppressions. Ce qui est dit est en revanche dit pour toujours, et peut être corrigé seulement au moyen d’additions successives, c’est-à-dire d’une continuation dans le temps.
C’est là que se dessine l’idée d’un poésie qui naisse et vive différemment. Une poésie apparemment moins pourléchée, moins polie, qui ne soit pas de l’émail ni de la camée. Une poésie plus proche de l’articulation de l’émotion et de la pensée dans le langage, expression confuse et encore bouillante, qui porte sur elle les signes du détachement de l’état mental, de la fusion pas complètement advenue avec l’état verbal. Les structures, encore chancelantes, prolifèrent imprévisiblement dans des directions inattendues, loin de l’impulsion initiale, dans une authentique aventure. Et finalement ce ne seront plus la pensée et l’émotion, eux qui ont été le germe de l’opération poétique, qui seront transmis au moyen du langage, mais ce sera le langage lui-même qui générera une signification nouvelle et unique.
Et cette aventure aura pour résultat de jeter une lumière nouvelle sur les choses, une faille dans les sombres toiles d’araignées des conformismes et des dogmes qui enveloppement sans trêve ce que nous sommes et ce au milieu de quoi nous vivons. Ce sera une possibilité de s’opposer efficacement à la sédimentation continue, qui a pour complice l’inertie du langage.
Tout ceci contribue à considérer comme objet de la poésie le langage, compris comme fait verbal, c’est-à-dire employé de façon non-instrumentale, mais assumé dans son intégralité pour échapper à l’accidentalité qui le rend à chaque fois reproducteur d’illusions d’optique, narrateur d’événements, pourvoyeur de concepts… Ces aspects sont désormais situés sur le même plan que toutes les autres propriétés du langage, de même que celles sonores, métaphoriques, métriques…, tendent à être considérées comme un pur prétexte.
L’activité poétique acquiert donc comme comportement fondamental celui de « titiller » les mots, de leur tendre un guet-apens pendant qu’elles se nouent en périodes, d’imposer une violence aux structures du langage, de pousser à leurs points de rupture toutes ses propriétés. Il s’agit d’un comportement visant à solliciter ces propriétés, les charges intrinsèques et extrinsèques du langage, et à provoquer ces nœuds et ces rencontres inédites et déconcertantes qui peuvent faire de la poésie un véritable fouet pour le cerveau du lecteur, qui tâtonne au quotidien immergé jusqu’au front dans le lieu commun et la répétition.
Une poésie donc comme opposition. Opposition au dogme et au conformisme qui menace notre chemin, qui fige nos empreintes dans notre dos, qui nous entrave les pieds dans la tentative d’immobiliser leurs pas. Aujourd’hui plus que jamais c’est la raison d’écrire de la poésie. En effet aujourd’hui le mur contre lequel nous jetons nos œuvres refuse le choc du heurt et s’entrouvre, mou et souple, sans résiste aux coups – pour mieux les entraîner et les absorber, et souvent il parvient à les retenir et à se les incorporer. C’est pourquoi il est nécessaire d’être beaucoup plus rusés, plus ductiles et plus habiles, dans certains cas plus impitoyables, et d’avoir présent à l’esprit qu’une violence directe est absolument inefficace dans une époque tapissée de sables mouvants visqueux.
C’est dans une époque aussi inédite, imprévisible et contradictoire que la poésie devra être plus vigilante et profonde que jamais, humble et en mouvement. Elle ne devra pas tenter d’emprisonner mais de suivre les choses, elle devra éviter de se fossiliser dans les dogmes pour être au contraire ambiguë et absurde, ouverte à une pluralité de significations et étrangère aux conclusions pour révéler au moyen d’une extrême adhérence tout ce que la vie recèle d’insaisissable et de mobile.