Paru initialement dans l’Erba Voglio n°22, octobre-novembre 1975.
Le caractère irréfléchi, mécanique, des pratiques et des définitions courantes de l’expérience du haschich ne se trahit nulle part plus ouvertement que dans l’ambiguïté des déterminations qui la constituent tantôt comme moment d’élargissement de la conscience, tantôt, à l’inverse, comme lieu d’une fuite hors des limites étroites de celle-ci. C’est précisément à travers cette individuation double et contradictoire – comme bordure floue et bariolée ou bien comme vide, trou noir dans le tissu de l’existence – que les forces de l’ivresse, neutralisées ou reconnues par la raison, sont forcées de prolonger et de couvrir encore et toujours, en tant qu’entités larvaires, simples ombres, la dureté de pierre du réel. L’enregistrement et l’observation de ces forces, réalisés par Walter Benjamin dès la fin des années 1920 et jusqu’à sa mort (Sur le haschich), se placent sous un signe différent, plus complexe, dont la signification profonde est contenue dans la lecture et le déchiffrement des dangereuses illusions que recèle cette « propédeutique de l’illumination profane », pour reprendre une définition benjaminienne du surréalisme. Ces illusions ne consistent pas, comme le voudrait la croyance vulgaire, dans « l’évasion » ou dans le supplément soi-disant « artificiel » que procurent de telles expériences, mais plutôt dans la désinvolture et le réalisme obtus et satisfait auquel le sujet risque à chaque instant de s’abandonner, pour se consoler du désenchantement mondain qui se produit autour de lui.
L’expérience du haschich chez Benjamin est foncièrement et avant toute chose un exercice de sobriété. Le sujet redevient tout petit, incapable de disposer des choses, auxquelles pour la première fois il est capable d’adresser un mot doux, un regard amoureux, à présent qu’elles se font lointaines, inaccessibles. Désintoxiqué de son inclination à seulement les utiliser, il entrevoit d’un œil limpide – presque spéculativement – derrière leur quotidienneté, donation pseudo-naturelle, humanité congelée, derrière leur ordre rigide, d’innocente apparence, l’ensorcellement et le maléfice. Dans l’effort de l’ivresse – du haschich autant que de la pensée – au cours duquel le sujet effleure son inscription à la fois plus ouverte et plus secrète, sa source et son enracinement naturel, les choses lui répondent par l’écho de la plainte d’une vie étouffante. Leur âme, leur sensibilité, leur voix, toujours paralysées ou anéanties par la morgue et l’idéalisme du Moi de la réalité – ce sorcier exalté – se libèrent et ressuscitent à mesure que ce Moi, au cœur de l’expérience mimétique, s’abandonne et se livre. Le signe avant-coureur de leur réveil – le halo qui soudain les entoure et, à travers leur isolement et leur éloignement dans cette aura, les soustrait à la domination humaine, tout en dévoilant comme produit de cette même domination leur ambiguïté ornementale et fétichiste – est ainsi, aussi bien, une sortie du Moi de son long rêve d’omnipotence. Loin d’appartenir – comme le prétend, et ce n’est pas un hasard, l’équivoque traditionnel – au règne du délire et de la transfiguration, énième et suprême fantasmagorie d’une réalité par ailleurs invariable, cette ivresse désillusionne pour toujours ; elle est transparente, sèche, inflexible. Sa langue est la prose, et sa couleur la mélancolie et la tristesse. Et, plus que dans tout autre chose, c’est au cœur de la solitude qu’elle trouve refuge.
Mais c’est dans le caractère extrême de cette désillusion lucide, dans la pureté obsessionnelle d’un regard qui a appris à extraire les objets de leurs écrins habituels, à les détacher de leurs hiérarchies têtues, c’est ici, dans l’ivresse sceptique de celui qui manie souverainement, comme un art, le don de reconnaître l’égal dans le différent puis le différent dans l’égal, que se cache le plus profond écueil. Le Moi savant qui, immergé dans l’extase profane, a atteint grâce au dégel du monde la reconnaissance angoissée de sa propre pauvreté et de sa propre finitude se trouve en fin de compte exposé à la séduction d’un aveuglement irresponsable. Frêle et fragile est la ligne – la misanthropie qui teinte le privilège d’une telle condition en est témoin – qui en chaque instant sépare l’affection du sujet ivre envers sa nouvelle clairvoyance de la drogue quotidienne du scepticisme et de la désillusion. Et seul peut la franchir celui qui, persévérant dans son ivresse, la conduit jusqu’au point où se brise la dernière et la plus subtile de toutes les magies, celle du désenchantement. C’est dans cette insistance, cette ultra-ivresse pour ainsi dire, seule capable de délivrer le drogué de l’étreinte de sa solitude et de le soustraire à la naïveté âpre mais entière de son exacte et rugueuse connaissance du monde, que naît et croît, pour Benjamin, cette force de « convertir la raison en passion », que le jeune Leopardi considérait comme la force dont « notre régénération dépend » comme « de ce que l’on pourrait nommer une ultra-philosophie qui, en nous faisant connaître la totalité et l’intimité des choses, nous rapprocherait de la nature » (Zibaldone, 294, 115).
Gianni Carchia (1975)