Paru dans L’Erba Voglio n°22, octobre-novembre 1975
Cela fait cinq ans que je travaille sur la chaîne de montage chez Alfa Romeo à Arese. Faire le bilan de toutes ces années n’est pas chose aisée.
Le rapport entre la politique et la vie n’est en rien résolu pour moi et je ne crois pas qu’il le soit pour qui que ce soit parmi les prolétaires.
Dans la tradition historique des cinquante dernières années, pour un ouvrier, « faire de la politique » signifie faire une carrière de permanent dans un syndicat ou un parti. Pour la grande masse des ouvriers, « faire de la politique » de cette manière n’est pas possible. Pour eux l’alternative a toujours été ou la soumission au nom des nécessité de la vie ou bien « si les causes qui rendent l’ouvrier immoral s’exercent de façon plus puissante, plus intense, qu’habituellement, celui-ci devient un criminel » (Engels).
Même dans la pratique extraparlementaire, les choses n’ont pas fondamentalement changé, si ce n’est que les possibilités de carrière sont rarissimes.
Il s’agit de dépasser cette division entre la lutte pour la survie quotidienne et la lutte politique. Il faut donc redéfinir le concept même de « vie » ainsi que celui de « politique ».
Les nécessités qui conduisent la classe ouvrière à une lutte politique révolutionnaire doivent être avant tout une nouvelle façon de vivre et de produire.
Je me réveille en sursaut. J’ai encore sommeil. J’écoute les bruits de la rue. Ils sont plutôt intenses, ce qui signifie qu’il est tard. Je regarde ma montre. Il est six heures et quart. Je n’ai pas entendu le réveil de 5h45. Que dois-je faire ? Y aller ou me mettre en arrêt maladie ?
Aujourd’hui sur la chaîne on discute des rythmes qui doivent cesser d’augmenter : je dois y être. Je saute hors de mon lit. Je mets le café à chauffer. Je me lave. J’éteins le café. Je m’habille. Je bois le café encore brûlant. Je descends dans la rue. Il est six heures trente. Je mets le contact dans la voiture. Elle ne démarre pas. Je dois la pousser. Je cours après, je saute dedans et je passe la seconde. Je m’engage dans la rue. Il y a des embouteillages. Je double par la droite, je me faufile entre deux voitures, je grille un feu rouge, je rejoins l’autoroute des lacs, je fonce à 110 km/h. Je risque l’accident à chaque seconde. Je me calme un peu ! Je pense : et tout cela pour arriver à l’heure au boulot ! C’est ridicule. Moi qui travaille à l’usine et qui m’efforce avec les autres ouvriers d’organiser la lutte contre le travail salarié, je risque de me briser le cou pour être en règle avec les lois de l’exploitation. C’est l’effet du rythme : si l’on ne s’y oppose pas, il s’immisce dans le corps, et on se met à tout faire dans la précipitation.
J’arrive sur le parking d’Alfa Romeo à sept heures moins trois. Si je cours un peu je peux pointer à l’heure. La sirène de sept heures retentit alors que je suis en train de pointer.
Je passe au milieu des installations qui grondent au-dessus de ma tête et sur les côtés. Ma démarche est schizophrénique : le corps essoufflé s’empresse mais l’esprit pense que tout ce qui m’entoure devrait être aux mains des ouvriers. C’est un vrai cauchemar. Je sais que les machines et les grandes usines ont à peine cent ans et qu’elles n’existaient pas auparavant, mais chaque fois que j’entre à l’usine et que je vois les mêmes mouvements et que j’entends les mêmes bruits des machines qui fonctionnent toutes seules, je suis pris d’un sentiment d’impuissance et de rébellion : elles me semblent éternelles et surnaturelles et j’ai l’impression de n’être qu’une minuscule puce qui peut être écrasée à tout moment. Je me dis que ce n’est pas vrai et je ralentis le pas.
J’ai du mal au travail ! Après m’être fait transférer de l’atelier « liquide de freins » à cause de l’huile qui me ruine la santé, ils m’ont affecté à un poste où un câble d’acier qui dépasse me déchire la chair. Le chef dit que ce n’est pas à cause du câble mais que c’est mon poignet qui est trop large. Nous sommes en 1971. Ce poste me plaît parce qu’il y a beaucoup d’ouvriers et que je peux faire un bon « travail politique ». Mais je n’en peux plus. Je résiste. Je souffre. J’ai des accès de panique. Je pense que si je n’y arrive pas ici je n’y arriverai nulle part, que je devrai démissionner et que ce sera la fin. J’aurais perdu aussi bien le travail politique que mon gagne-pain. J’accepte qu’on me change de poste.
Je me mets en arrêt maladie. J’ai l’impression d’être en liberté surveillée. Le médecin peut venir contrôler à toute heure. L’INAM m’appelle pour la visite médicale. J’ai l’impression d’être en prison. Je dois faire la queue pendant des heures alors que je pourrais être dehors à profiter de l’air et du soleil. Je regarde les autres. Beaucoup de femmes âgées ou jeunes avec des enfants qui s’occupent de la paperasse pour leurs proches qui travaillent. Pour chaque personne qui travaille, on dirait qu’il en faut une autre qui s’occupe des démarches bureaucratiques.
Le médecin du village de ma mère ne veut pas me donner quatre jours d’arrêt maladie. Avec le pont, je pourrais gagner ainsi dix jours de repos et de loisir. Le médecin l’a bien compris et me dit : vous savez, l’assuré est comme un militaire, il doit toujours être sous contrôle et nous, ici, ne pouvons pas vous contrôler.
Je ressens un mal-être général, je digère mal et je décide d’aller chez un bon médecin privé pour une visite approfondie. Il m’examine pendant une heure, me pose des questions et découvre mon intolérance au travail et à la société actuelle. Il me dit : arrêtez de vous préoccuper, prenez la vie comme elle vient et vous irez mieux. Tous mes collègues de travail un peu je-m’en-foutistes me le disent déjà, et le conseil est gratuit.
Une chose qui me semble fondamentale, outre la division entre le personnel et le politique, c’est le besoin d’affirmation de soi de chaque ouvrier. C’est un élément qu’ils partagent avec d’autres classes, peut-être est-ce même un trait universel, mais ce qui compte, c’est de voir comment il s’exprime dans la classe ouvrière.
Ce besoin, tant que l’on travaille, n’est pas divisé en cases séparées : le travail, la culture, la politique, l’argent, le sexe, le sport, etc. Il est global. Cela saute aux yeux dans tous nos comportements. S’ils n’arrivent pas à nous distraire un peu en nous racontant des conneries, on finit toujours par s’endormir pendant les pauses au travail.
Le rapport humain de moquerie, les blagues, mêmes grossières, les discussions animées sur des questions sans importance, te donnent la sensation d’exister.
Un ouvrier calabrais qui vend des anchois en saumure passe par là : 1,5 kg pour 2500 lires. J’en achète un pot. On discute de comment les conserver. La conversation s’anime, nous formons un groupe de cinq ou six personnes et une nouvelle discussion naît. Un type de Tarente nous parle d’un oignon sauvage qu’ils appellent framboise. On parle du mot. Ceux du nord y voient un fruit qui ressemble à la mûre, ceux du sud cette espèce d’oignon.
On s’échauffe, on prend à parti d’autres ouvriers. Certains entendent ambroise au lieu de framboise. On rigole. Quelqu’un se moque de l’ignorance des autres, on hausse le ton, on s’énerve.
On blague. On se pousse, on se touche. Parfois, vus de loin, on pourrait nous prendre pour des homosexuels.
Lorsqu’une femme passe au milieu des chaînes de montage, on a l’impression que c’est une manifestation. Cris, sifflements, commentaires jusqu’à ce qu’elle soit hors de vue. Puis le silence.
Un jour, une déléguée des employés est venue me trouver. J’avais l’impression d’être sur une scène de théâtre. Tous les yeux étaient tournés vers elle. Puis vinrent les commentaires. « Présente-la moi », « j’adhère tout de suite à ton parti », « la v’là donc, ta politique ».
Pendant quatre ans j’ai fait les trois huit. Entrée à sept heures, sortie à quinze heures pendant une semaine. Entrée à quinze heures et sortie à vingt-trois la semaine suivante.
Chez Alfa Romeo les femmes ouvrières sont peu nombreuses et à la sortie on peut voir une immense foule bariolée d’hommes qui se précipite vers la porte. Depuis un an je fais l’horaire du milieu, de huit heures à midi puis de treize heures à dix-sept heures comme les employés. Alors je vois les employées à la cantine, pendant la pause et à la sortie. C’est une nouveauté. Nous les regardons toujours d’une façon qui me fait penser à un train à l’arrêt dans la gare centrale rempli d’ouvriers turcs qui rentrent chez eux depuis l’Allemagne.
Ils étaient tous penchés aux fenêtres. Ils riaient et toisaient les gens d’un regard dont je ne savais pas s’il trahissait la raillerie ou l’envie.
Il y a un homosexuel qui travaille près de mon groupe. Tous se moquent de lui mais presque avec respect. Ils disent qu’ils considèrent l’homosexuel comme un malade, mais dans les faits ils le touchent tous.
Un camarade me dit : « toutes les choses que nous faisons ici nous servent d’exutoire. Si quelqu’un passait par ici et voyait ce que nous faisons, il dirait que nous sommes fous. Hors de l’usine personne ne se comporte ainsi. »
Le travail à la chaîne impose un rythme qui fait que, même lorsque tu as terminé ton travail, tu as envie de faire d’autres choses. Et comme tu ne parviens pas à te concentrer sur quelque chose de sérieux, tu fais des conneries avec tes collègues de travail. Tu touches celui-ci, tu tapes celui-là, tu cries quelque chose à un troisième, etc. Tout cela pour te sentir vivant et pour éviter de sombrer dans l’ennui absolu ou dans le sommeil. Moi, je vais presque toujours me promener dans l’atelier pour engager des discussions.
Les revues de bandes dessinées ou à caractère pornographique nous font tomber dans la passivité. Dans ce refus de la réalité qui nous entoure, par lassitude, nous incluons également nos collègues de travail. On se laisse alors complètement aller et les bandes dessinées s’emparent de notre imagination. Plus grand est le renoncement à changer les choses, plus nos lectures sont invraisemblables. Nous rêvons même parfois les yeux grand ouverts.
Un lundi matin on parle de football et l’on découvre qu’un type de la chaîne d’à côté a gagné 300 000 lires au loto foot. Quelqu’un demande : « et toi, qu’est-ce que tu ferais si tu gagnais 100 millions ? »
La conversation s’anime et un collège expose son plan. Il a tout prévu : le comportement à adopter juste après avoir gagné, les astuces pour ne pas se faire repérer par le fisc (continuer à travailler pendant un an), les modalités d’encaissement des gains, l’utilisation des millions (je m’achète un bar) et toute la vie qu’il voudrait vivre.
Le premier obstacle que rencontre un ouvrier lorsqu’il veut se consacrer à une « activité politique au sens extraparlementaire », c’est sa femme qui « l’emmerde ». Il doit choisir entre lui imposer ses choix, en se disputant sans cesse, ou bien faire de la politique d’une autre manière, en comprenant aussi ses problèmes.
Depuis que mon fils est né, j’ai changé. Avant, je pensais pouvoir tout résoudre par la force. Plus maintenant. L’enfant est plus fort pour m’imposer ses exigences vitales.
Lorsque son besoin de jouer ou de dormir m’oblige à louper une réunion ou à y arriver en retard, j’enrage. J’ai l’impression d’être mutilé. Puis je pense : mais pourquoi cette réunion est-elle si importante, pourquoi ai-je l’impression que quelque chose me manque si je n’y vais pas, que tout mon « travail politique » s’effondre ? Parce qu’au fond, il est aussi important politiquement, en plus d’être beau, de bien élever un enfant.
À la source de ma rage, il y a le fait que les camarades « s’énervent » et que « si tu n’es pas présent, tu ne peux pas contrôler les choses ».
Ce qui signifie que tu ne « contrôles » pas le rapport du groupe et les camarades s’énervent parce qu’ils ne te contrôlent pas.
Le « contrôle », le pouvoir des uns sur les autres, sont l’élément principal.
Les femmes s’énervent aussi, souvent, parce que les maris qui font de la politique les contrôlent plus que les autres.
« Chacun se défend et lutte pour soi-même contre tous » écrit Engels à propos des ouvriers anglais. Mais « les ennemis se divisent peu à peu en deux grands camps hostiles l’un à l’autre ; ici la bourgeoisie et là, le prolétariat ».
Mais tandis que la bourgeoisie maintient en elle la loi de l’oppression par le plus fort, de la violence, le prolétariat tend à construire une société au sein de laquelle « à la place de l’ancienne société bourgeoise » dit Marx, « avec ses classes et ses antagonismes de classe, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous. »
Il faut commencer dès maintenant. Il faut que la politique remonte jusqu’aux racines des besoins humains : le besoin d’être important et celui d’être protégé sont les éléments positifs de « l’activité politique ». Ils doivent donc être analysés et considérés sereinement, sans moralisme.
« Personne ne fait rien pour rien » est la ritournelle que l’on entend continuellement de la part des ouvriers à propos des militants qui se bougent plus que les autres. Dans les premières années on entendait même : « ceux-là sont payés ». Maintenant que l’activité extraparlementaire est acceptée, si quelqu’un s’active plus que le nécessaire pour défendre les intérêts immédiats des ouvriers qui l’entourent, il est considéré comme quelqu’un qui « veut faire carrière dans son parti ». Lorsque l’ouvrier se sent exproprié de ses intérêts vitaux, il délègue. Il peut être tolérant, mais le fait de déléguer contient le principe de la convenance réciproque, au sens le plus délétère.
Il m’est arrivé de faire signer une pétition, je ne sais plus pourquoi. J’ai été très agréablement surpris de voir la réaction de certains collègues. Une fois convaincus de l’utilité de la pétition, ils se sont transformés en propagandistes et se sont mis à récolter eux-mêmes les signatures.
Convaincus de la justesse de la cause, ils se sont préoccupés de sa bonne réussite parce que « l’union fait la force » et que si l’on est trop peu nombreux, on peut s’attirer des ennuis.
Le principe de conservation peut devenir une base positive pour l’initiative politique.
L’activité autonome aiguise l’esprit. L’autre jour, il y a eu une grève autonome contre la mobilité sur une ligne de production proche de la mienne. Un ouvrier favorable à la grève critiquait le syndicat qui avait signé l’accord sur la mobilité et son délégué qui s’opposait à la grève. Il m’appelle et me demande : est-ce vrai que dans l’accord de 1970 le syndicat a accepté l’augmentation absurde de la saturation individuelle à 94% (c’est-à-dire le rapport entre le temps nécessaire et celui à disposition) parce qu’il a obtenu en échange un quota d’heures à disposition pour les délégués ?
Il ne m’était jamais passé par l’esprit que ces deux choses puissent être corrélées, bien que cet accord eût toujours représenté pour moi l’une des plus colossales trahisons du syndicat.
Je vais relire le contrat et je n’y trouve rien qui confirme de tels soupçons. Mais celui de l’année suivante consacre le doublement des heures effectivement accumulées en 1970. Ce qui prouve qu’il existait un accord de fait. Pendant l’assemblée au cours de laquelle le syndicaliste voulait démontrer la « victoire » de l’accord en question (quand on pense que la plateforme syndicale avait pour objectif l’abolition du travail à la pièce…), je ne cessais pas de répliquer à voix haute. Il me regardait l’air préoccupé et continuait de parler, précisément parce qu’il craignait que l’assemblée ne comprît ce qui était en train de se passer. Il finit par l’emporter : il parvint à ne pas être interrompu par la foule. Je fus pris d’un accès de rage si violent que j’eus envie de pleurer et je quittai l’assemblée pour ne pas être vu. Mais tout finit par se savoir. Aujourd’hui je sais en échange de quoi ils nous ont vendus.
J’étais tellement énervé contre le travail, surtout au début, que je joignais à l’activisme politique frénétique une négligence très importante dans son exécution. Un jour, après m’être allumé une cigarette, j’avais jeté une allumette sur un tas de coton. Je m’en était rendu compte mais j’avais laissé les flammes s’élever avant de réagir.
Souvent les discussions entre nous dégénèrent. Parce que chacun veut l’emporter sur les autres. Le manque de contrôle, l’autorité et l’hypocrisie portent directement à l’affrontement d’homme à homme. Et toute la rage accumulée ressort.
Il y eut une fois une querelle à la cantine entre deux groupes de travailleurs. Le motif était banal mais la composition des deux groupes était très précise. L’un était composé de lèche-culs et de futurs chefs, l’autre d’ouvriers toujours en tête des luttes sur la ligne. La discussion prit un tour franchement animé et du second groupe partit un couteau qui alla s’écraser avec fracas contre un mur. Un ouvrier qui s’énerve facilement l’avait lancé. Un samedi, pendant une période de lutte, sa ligne de production était au travail (en 1970 le temps de travail était de quarante-trois heures et l’on travaillait un samedi par mois pour atteindre ce quota) et certains faisaient des heures supplémentaires. Une discussion eut lieu pour les renvoyer chez eux.
Ils ne voulaient pas s’en aller. Alors on s’arrête, disaient les autres, mais tous continuaient de travailler. Au bout d’un moment l’ouvrier en question se mit à courir le long de la chaîne de montage en hurlant : dehors !!! Tous se mirent en grève et ne reprirent le travail qu’une fois les jaunes partis.
L’avant-dernier PDG d’Alfa Romeo, Luraghi, se lamentait parce que les ouvriers d’Arese sont mal éduqués et il prenait comme exemple les porte-savons cassés aux chiottes. Chaque fois que je vais me laver les mains avant de manger et qu’il n’y a pas de savon, je suis tellement énervé que j’ai envie de tout casser.
Le repas est un moment apaisant. Moi je considérais le repas comme un moment de « travail politique ». Nous étions une tablée de dix collègues de travail parmi lesquels deux membres de Lotta Continua. Je n’arrêtais pas de parler politique et à la fin nous n’étions plus que trois parce que les autres voulaient se reposer et manger en paix. Des groupes d’amis se forment à table, y compris avec des positions politiques différentes, et ce sont les exigences du corps, de la vie, qui l’emportent.
Le besoin d’émerger se transforme en rage s’il est comprimé. J’ai travaillé pendant un an avec un ouvrier apolitique très arrogant. Je lui parlais de politique et je l’emportais toujours. Il tentait alors de m’emmener sur le terrain technique des automobiles, mais là aussi j’en savais plus que lui et il ne parvenait pas à me démontrer sa supériorité. Nous avons essayé de nous organiser pour exécuter nos tâches de travail à notre manière. Il voulait m’imposer ses règles. Je n’ai pas accepté et nous nous sommes retrouvés en conflit sur qui devait « faire la voiture ». Aucun de nous deux ne bougea le petit doigt et deux autos avancèrent sur la chaîne sans freins. Là encore j’ai été le plus fort parce que je me fichais complètement du travail. Nous avons continué à échanger des faveurs de base mais aujourd’hui il ne me salue même plus.
Le collègue avec qui je travaille maintenant a peut-être les mêmes problèmes. Pour continuer à vivre en bonne intelligence je lui donne raison même lorsqu’il se trompe dans le compte des voitures que chacun de nous doit faire. Mais je n’ai pas renoncé à parler politique. Je ne m’étais pas rendu compte que mon interlocuteur ne me comprenait pas. Lorsque j’ai essayé de lui vendre le journal, il a refusé, j’ai insisté et il m’a alors avoué qu’il ne savait pas lire.
Je n’ai jamais réussi à bien expliquer ce qu’est la vie si ce n’est en termes de services sociaux. La division entre le travail et la famille est trop ancrée et il est difficile de sortir de l’économisme, qui veut que le travail ne soit que le salariat et la vie seulement la survie. Je suis convaincu que tant que l’on ne parviendra pas à unifier, même partiellement, l’activité productive et le plaisir de vivre, c’est-à-dire tant que l’on n’arrivera pas à produire non pas seulement pour survivre mais aussi pour être heureux, on ne parviendra pas à trouver les bases pour le communisme.