Plus femmes qu’hommes – Sottosopra

Paru en 1983, Collettivo 4.

Un groupe de femmes, en rapport politique et affectif entre elles, fait un constat des gains obtenus grâce au mouvement de lutte de ces dernières années et mesure ce qui manque. Nous avons su combattre la misère sociale de la condition féminine. Nous avons découvert l’originalité d’être femmes. La pratique politique des rapports entre femmes – nous fréquenter, nous aimer – nous a donné de la valeur. Il nous faut encore trouver comment traduire dans la réalité sociale l’expérience, le savoir, la valeur d’être femmes. Nous sommes en difficulté dans les rapports sociaux, comme dans un monde où le meilleur de nous ne se sait pas, n’a pas cours. Aujourd’hui, cela nous pèse plus que par le passé, quand nous étions peu sûres de ce que pouvaient être notre désir, notre volonté.

Il nous arrive même de faire l’expérience de cette inaptitude entre femmes, dans nos groupes : peut-être parce que le malaise et l’échec que nous connaissons dans le monde se sont associés à chaque désir, à chaque envie d’agir. Nos désirs les plus fort et les plus profonds, pour ne pas rester muets, risquent de devenir source de fantasmes paralysants. Pourtant entre femmes, nous pouvons au moins interroger cette expérience et surtout en tenir compte pour ne rien perdre de ce que l’une de nous peut savoir ou vouloir.

Tandis que dans les rapports sociaux – là où nous nous trouvons pour gagner notre vie, pour satisfaire nos ambitions aussi, ou simplement parce qu’ils sont inévitables – notre malaise reste totalement muet. Là, le fait d’être femmes n’a de nouveau plus de sens, c’est une particularité gênante à justifier, ou à oublier et à faire oublier en y dépensant une part plus ou moins grande de notre intelligence et de notre plaisir.

En outre, cela appauvrit par contre-coup le projet de lutte des femmes. La mesure des choses manque d’autant plus à nos rapports, à nos groupes que nous devrions vivre librement dans le monde – car il s’agit de notre existence sociale, au travail comme ailleurs – et qu’au contraire nous le pratiquons avec la gaucherie des apprentis et des imitateurs.

Il ne s’agit plus de discrimination

De notre condition, ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est dire et interroger l’échec dans les prestations de la vie sociale. L’échec est au premier plan d’une expérience diffuse de malaise, d’inaptitude, de médiocrité. Un échec d’habitude sans éclat, qui n’a rien d’une défaite retentissante, et se présente plutôt comme un empêchement, un blocage de nos facultés, source d’angoisse et de repli.

Par rapport à cette expérience, un premier progrès consiste à reconnaître ouvertement que nous avons du mal, que nos résultats sont généralement médiocres et que nous sommes pour la plupart peu habiles dans les commerces sociaux. Si nous nous concentrons sur le moment de l’échec, c’est qu’il révèle, comme le malaise diffus mais de façon plus cuisante, notre volonté d’arriver, de réussir, alors que quelque chose en nous fait obstacle, dit non.

L’obstacle ne se trouve pas en dehors de nous. Nous penser et nous présenter comme les victimes d’une discrimination anti­féminine ne signifie plus l’essentiel de notre condition mais risque désormais de n’être qu’un prétexte. 

La discrimination subsiste et peut revenir, surtout quand les conditions matérielles sont plus dures, nous le savons. Il s’agit là d’une difficulté facile à identifier et à surmonter ; elle ne saurait nous faire éprouver de l’infériorité ou notre médiocrité. Notre manque d’aise, en revanche, contribue largement à renforcer ce qui reste de discrimination ou à en favoriser le retour. Notre « inaptitude » sociale doit donc être tirée au clair et interrogée pour son propre compte, comme un obstacle plus grave que ceux que fabrique une organisation sociale injuste. Nous parlerons donc de la faillite de nos prestations sociales sans la justifier par la discrimination. Nous mettrons l’échec en rapport non pas avec ceux que d’autres veulent contre nous, mais avec ce que nous, nous voulons.

Le discours de la discrimination tait une partie de notre expérience effective, en ceci que notre difficulté ne vient pas seulement (ne vient pas essentiellement) de l’empêchement extérieur mais aussi de notre désir d’affirmation sociale qui se heurte à sa propre énormité : énorme, anormal non qu’il soit en soi excessif ou inconvenant, mais simplement parce qu’il ne trouve pas la manière de se satisfaire.

Envie de vaincre

Il y a en nous une envie d’être au monde en grandes dames, de traiter les choses avec assurance et familiarité, de trouver à chaque fois les gestes, les mots, les comportements conformes à notre sentiment intérieur et adaptés à la situation, d’aller jusqu’au bout de nos désirs, de nos pensées, de nos projets. Nous l’appellerons l’envie de vaincre. Vaincre dans le monde tout ce qui mine notre assurance, nous rend instables, dépendantes, imitatrices. Et cela sans rien trahir de ce que nous sommes, même pas ce qui pour l’instant ne parle qu’avec la voix de la faillite. En commençant par vaincre la peur de notre envie de vaincre. Celle-ci se présente, si elle se présente, comme quelque chose d’anormal, presque sans objet, ou sans rapport avec les instruments à notre disposition. Dans l’expérience de l’échec, nous la reconnaissons comme perdante et irrépressible à la fois. Nous pouvons parler de notre échec et essayer de comprendre à fond ce qu’il veut dire, car pendant ces années de luttes politiques nous avons mis l’accent sur nos désirs. Le mouvement des femmes a fait renaître la crânerie perdue de notre enfance ; il nous sert de repère pour devenir ce que nous sommes et vouloir ce que nous voulons.

Nous avons en nous une envie de vaincre qui nous paralyse au lieu de nous faire avancer parce qu’elle ne trouve pas sa place parmi les possibilités offertes par cette société, au-delà de toute forme de discrimination. C’est pourquoi cette société devra changer, peut-être.

Etrangères

L’échec dont nous faisons l’expérience en essayant d’avoir une existence sociale révèle, en même temps qu’une envie tenace de vaincre, une résistance ou une « extranéité » quelque chose en nous refuse de participer aux jeux sociaux, ne veut pas jouer, ne joue pas. Qu’est-ce que cette chose qui dit non et fait obstacle ? On ne peut la nommer car elle n’a pas de nom. C’est bien ça, l’extranéité : quelque chose en nous qui ne trouve pas la façon de s’exprimer et de se réaliser, mais qui est présente et s’oppose tout aussi fort à la pression de l’envie de vaincre.

Ce que nous sommes dans le rôle social que nous nous trouvons à vivre – mères, ménagères, travailleuses hors de leur foyer, politiques, marginales – peut susciter des critiques contre cette société ; mais aucune critique n’est aussi radicale que cette objection de quelque chose qui ne veut pas ou ne peut pas accepter ce que la société nous offre comme possibilité d’existence. Voilà les ingrédients de l’échec : envie de vaincre et extranéité. Mais ils n’en sont pas la cause. Dans l’échec comme dans le malaise diffus, on sent que ce qui fait obstacle, qui ne joue pas les jeux sociaux, c’est en définitive le fait d’être et d’avoir un corps de femme. En voulant nommer ce en quoi consiste l’extranéité, on ne peut que dire l’être et avoir corps de femme, en soi une chose des plus banales, au moins aussi banale que l’être et avoir corps d’homme. Pourtant il n’en est pas ainsi, il n’en a jamais été ainsi. Certes, aujourd’hui on oppose de moins en moins d’obstacles à la femme qui veut se réaliser dans la vie sociale et le regard s’habitue de plus en plus à voir des femmes à la place des hommes. Mais entre-temps, à l’intérieur, là où le regard n’arrive pas, se déroule une une série de manœuvres pour faire entrer ce corps, un corps de femme, dans un lieu où ce qui a la parole est un être corps d’homme. Ces manœuvres ne se terminent jamais parce qu’à l’intérieur quelque chose ne s’habitue jamais : de temps en temps elles s’interrompent, par un refus presque physique de se donner tant de peine.

L’échec se produit parce que l’être femme avec son expérience et ses désirs n’a pas (de) lieu dans cette société façonnée par le désir masculin et par l’être corps d’homme. Donc l’envie de vaincre, quand elle ne se laisse pas intimider, devient inévitablement aspiration virile. Plus que la discrimination, ceci nous a fait comprendre combien la société porte l’empreinte du masculin : l’empreinte est claire en nous-mêmes, dans le désir d’exister, d’agir, de compter qui, en fait, prend la forme d’un désir de virilité -l’unique forme du désir vainqueur, dirait-on. Mais une femme y perd son corps.

Quand une femme entre dans le social, même de la façon la plus simple, par exemple en prenant la parole dans une réunion de quartier, elle a toujours un effort en plus à faire pour s’exprimer selon des modalités qui ne répondent ni à ses propres émotions ni à sa propre pensée ; c’est pourquoi son sentiment et sa pensée en sont plus ou moins déformés. Il y a à chaque fois un écart à combler, comme pour être à la hauteur. C’est ainsi que peut naître un fantasme de perfection qui paralyse parce qu’il ne prévoit pas, il n’admet pas que l’on puisse se tromper. La sensation d’extranéité est due aussi à ceci : nous ne pouvons fréquenter facilement ce monde où il nous est la fois inévitable et interdit de nous tromper.

Une de nous pourrait dire : mais moi je réussis, moi j’y arrive. Peut-être. Il y a sûrement des femmes qui dans certaines circonstances réussissent à s’affirmer à l’égal des hommes, sinon au-dessus. Mais au prix d’une mutilation souvent cachée, devenant souffrance personnelle, qui finit par se manifester en un isolement-éloignement de leurs semblables, en une incapacité de les comprendre et, au fond, en mépris pour leur propre sexe. Ce reniement de la partie perdante, à l’intérieur et en dehors de soi, fait que souvent les rares femmes socialement affirmées sont au fond des conservatrices ou des réactionnaires.

Certains hommes aussi se sentent sans doute inadaptés au modèle viril et aux prestations sociales qui lui correspondent. Mais l’homme garde toujours son propre corps, son être/ à voir corps d’homme comme chose à montrer à ses semblables et à faire valoir, au besoin en marge et contre leurs modèles et leurs règles. Chez un homme, l’expérience de l’inaptitude ne peut être, n’est souvent qu’une occasion pour relancer le jeu socio­sexuel et renouveler, par exemple, les termes de la dialectique entre sexualité à la lettre et sexualité sublimée (ou transposée) dans la carrière, l’art, l’argent, la politique, etc. La sexualité d’une femme, à la lettre, n’a rien à voir avec tout cela. Sa démonstration de virilité dans la vie sociale n’a pas de corps et donc n’a pas cours, si bien qu’elle est souvent rigide, imitative ou conformiste. Le fantasme de perfection qui paralyse ou rend peu sûres d’elles de nombreuses femmes vient de ce qu’elles ne peuvent mettre leur propre corps dans ce qu’elles font (celui qui y met son propre corps se donne le droit de se tromper et de transgresser, son corps le lui donne qui ne se laisse jamais enfermer dans les normes). La paralysie vient donc d’un modèle asexué qui s’interpose entre le corps et la parole.

Le sentiment profond, tout comme l’intelligence fidèle aux émotions et aux désirs d’une femme, n’ont pas libre cours ; d’une façon ou d’une autre, ils sont déformés ou réduits au silence dans cette société. Nous nous y sentons étrangères et ceci fait obstacle à l’envie de vaincre, tandis que l’envie de vaincre étouffe notre sensation d’être étrangères.

Et dans cette alternance nous nous divisons entre celles qui s’affirment (ou s’exhibent) étrangères au social et les autres qui s’affirment (ou s’exhibent) bien intégrées dans le social. L’expérience de l’échec est une envie de vaincre + une extranéité qui s’affrontent sauvagement, sans se modérer réciproquement. Le moment de l’échec peut donc devenir un point de vue sur la société : c’est un point de vue qui ne mutile pas, ne renie pas, n’atténue en rien ce qu’une femme peut être et vouloir.

Solitude de l’émancipée

L’existence sociale se conquiert dans une compétition sexuelle d’hommes. Quand la discrimination cesse, la femme peut participer à cette compétition qui reste malgré tout une compétition d’hommes. Elle se retrouve seule, même s’il y a autour d’elle d’autres femmes, seule parmi ces hommes qui s’affirment, c’est-à­dire ces hommes qui s’aiment à travers la carrière, l’argent, le savoir, les partis, la révolution, etc.

L’émancipation féminine équivaut à faire participer la femme à cette compétition sexuelle dans laquelle c’est la virilité qui s’affirme. Dans la logique de l’émancipation il faut forcément miser sur l’individu -les femmes pouvant tout au plus se solidariser avec leur semblable pour mieux se défendre. En somme l’émancipation nous insère dans le jeu social avec des mots et des désirs qui ne sont pas les nôtres. Et nous porte à minimiser l’inaptitude et l’échec comme quelque chose de honteux. Alors qu’il y a là une objection et une force de changement qui d’habitude ne s’exercent pas efficacement parce qu’elles s’épuisent en efforts d’adaptation. L’entrée en masse des femmes dans la vie sociale ne modifie pas automatiquement cette situation. Automatiquement, ce qui se passe c’est que les femmes tendent à s’assimiler au modèle masculin. Il faut une réflexion et une pratique politique pour faire de notre malaise et de notre inaptitude aux commerces sociaux le principe d’un savoir et d’un vouloir concernant la société. Arriver à dire : la société est faite comme ça, elle fonctionne comme ça, elle exige certaines prestations, mais moi qui suis une partie de cette société je ne suis pas faite comme ça. Alors qu’elle change, pour que s’y exprime également ce que je suis ; et à travers cette contradiction comprendre ce que je veux être.

Il faut sexualiser les rapports sociaux. S’il est vrai que la réalité sociale et culturelle n’est pas neutre, que s’y exprime transposée la sexualité humaine, alors notre recherche d’existence sociale ne peut que se heurter à la prédominance de l’homme sur la femme dans la vie sociale et culturelle. Sexualiser les rapports sociaux, cela veut dire les soustraire à leur apparente neutralité et montrer que dans les façons socialement courantes de se rapporter à ses semblables, une femme ne retrouve intégralement ni son plaisir ni ses capacités. En effet les raisons de s’engager dans le jeu social, tout comme ses règles et ses gains, sont toutes directement ou indirectement orientées vers la masculinité, conçues pour la solliciter ou la gratifier. Il est difficile de s’engager dans une situation où le plaisir n’est jamais sûr. On comprend alors pourquoi bien des femmes, même lorsqu’elles ont le choix, préfèrent se tenir à l’écart de la vie sociale et ne pas suivre jusqu’au bout la voie de l’émancipation. Elles défendent leur intégrité. Leur comportement nous en révèle le savoir (savoir que dans les rapports sociaux, l’être homme l’emporte) et la volonté implicite (leur résistance implicite à se faire assimiler par le masculin). Il nous semble donc erroné d’insister sur la discrimination, et tout aussi trompeur de continuer à demander plus d’espaces sociaux et culturels pour les femmes. La concession d’espaces plus importants répond à l’injustice flagrante d’une société faite à moitié de femmes et dirigée presque exclusivement par des hommes, mais sans toucher au fond du problème : à savoir que dans la société telle qu’elle est, les femmes ne sont guère encouragées à s’insérer et n’ont guère de véritables chances de s’affirmer au mieux d’elles-mêmes. Elles y sont, en admettant qu’elles veuillent y être, mal à l’aise.

La lutte pour l’aise

Depuis au moins un siècle, on assiste à une politique d’émancipation des groupes socialement défavorisés, tendant à leur donner des chances égales d’intégration sociale. Mais pour autant que l’on approche du but quant aux conditions matérielles, il ne s’est encore rien passé en ce qui concerne le désavantage le plus grave, peut-être : celui de se trouver plongé dans la vie sociale sans plaisir, sans compétence, sans aise. Plaisir, compétence, aise sont eux aussi des éléments matériels. La lutte pour l’émancipation glisse sans les voir sur les énergies bloquées par le sentiment d’une extranéité irréductible et sur celles qui s’épuisent dans l’effort d’adaptation. Des romancières de l’Allemagne de l’Est, un des pays les plus avancés dans la lutte contre la discrimination anti-féminine, racontent cette extranéité foncière, l’incapacité d’être présente, qui vient de l’être corps de femme. Que l’on lise par exemple Mutation de Christa Wolf. C’est une limite au processus d’émancipation qui peut ne se manifester que très tard mais qui est présente dès le début dans cette invitation à sortir du rang, à entrer dans une condition désirable, sous bien des aspects, mais sans la possibilité d’y apporter l’intégrité de l’expérience la plus élémentaire : celle qui est associée au corps et à la sexualité. D’autre part, l’intégrité de l’expérience est une condition fondamentale pour s’intégrer dans la société au mieux de soi-même. Sinon la médiocrité et l’échec sont presque inévitables. A partir du moment où cela est clair, la lutte contre la discrimination apparaît comme secondaire. En premier lieu vient la lutte pour être à l’aise dans l’existence sociale : pour être au monde en étant fidèle à l’être femme, en ayant des émotions, des désirs, des comportements, des critères de jugement qui ne correspondent pas à la masculinité, ni aux critères prévalant encore dans la société et gouvernant jusqu’à ses expressions les plus libres.

Nous ne renonçons pas à avoir une existence sociale. De notre situation présente nous soulignons donc le malaise. Nous voulons en sortir, pour commencer, en en explicitant sa racine. Dans les commerces sociaux, notre embarras vient de la prépondérance du masculin, le masculin qui se transpose en argent, carrière, culture, politique, art, et exige admiration et imitation. Du point de vue d’un savoir abstrait, nous ne disons rien de neuf. Ces choses-là se savent et pourtant elles sont comme effacées. Sexualiser les rapports sociaux, cela signifie s’opposer à leur effacement. Dans la pratique, il s’agit de constituer un groupe séparé de femmes même quand et là où nous sommes à la recherche d’existence sociale, pour interroger l’expérience de l’échec, reconnaître l’en­vie de vaincre et lutter pour être au monde à notre aise.

Après dix ans et plus de mouvement politique, l’expérience de l’échec et le malaise dans la recherche d’existence sociale restent individuels, chacune s’en arrange seule, ou avec son psychanalyste ou une amie. Dans nos groupes, nous avons du mal à parler du conflit entre envie de vaincre et extranéité, dont l’issue influence pourtant les choix qui se font (ou ne se font pas) et non seulement à propos de travail. A ce sujet il y a une insuffisance de réflexion théorique et de pratique politique de la part du mouvement des femmes.

Dans nos groupes, l’expérience de nos rapports personnels avec les hommes, les femmes, les enfants, les animaux et la nature en général, circule sans encombre, alors que tout ce qui touche aux rapports sociaux est tu, rangé dès que possible sous l’étiquette d’une discrimination dont nous sommes les victimes et le monde masculin l’auteur. On garde le silence sur une partie de la situation qui est notre envie de vaincre avec ses échecs, envie qui résiste à travers ses adaptations et ses masques différents, et se répercute même sur les choix à l’apparence de nature purement sentimentale. On peut même avoir un enfant par envie de vaincre et par peur de perdre. Nous tendons à nous présenter comme des êtres humains dominés par de pures exigences sentimentales.

Cette insuffisance se reflète dans le fait que le mouvement, tout en suscitant chez des nombreuses femmes la volonté de changer leur vie et l’envie de vaincre, a en même temps servi de prétexte aux petits jeux de la marginalité et de l’émancipation. Les groupes de femmes risquent de devenir le lieu d’une authenticité féminine détachée de la fréquentation sociale et de l’implication dans les commerces sociaux. La marginalité proclamée des femmes, exactement comme le processus d’émancipation, n’empêche nullement qu’entre temps, dans les commerces sociaux, les femmes soient sujettes comme collaboratrices loquaces, ou silencieuses et paralysées – à l’initiative de l’homme. Le silence du désir et du savoir de l’être femme ne fait que se prolonger. Le séparatisme féminin, ici les femmes avec leurs spécificités et là la société avec la sienne, n’y met pas fin. Nous nous sommes mises à l’écart des groupes et des mouvements mixtes dominés par les hommes (c’est-à-dire dominés par des projets pensés par des hom­mes et des langages adaptés à l’être homme) pour trouver une existence dans la référence à nos semblables et pour donner voix à un désir et à un savoir sur nous-mêmes, sur notre être au monde et sur le monde. Nous nous sommes mises à l’écart pour exister et prendre part au monde – pas pour nous exalter d’une marginalité pour le moins illusoire, ou pire : désespérée et perdante. Autrement dit, la séparation est un instrument de lutte, pas une organisation des rapports hommes-femmes. Si à nos désirs nous répondons, comme nous l’avons fait dans le passé, par l’émancipation ou l’évitement, en misant sur nos dons individuels ou en renonçant dès le départ, même le rapport à l’homme que nous avons réussi en partie à modifier perdra du terrain.

Notre extranéité de fond par rapport à cette société et à cette culture doit être interrogée au moment où nous sommes impliquées, quand elle affleure en même temps que l’envie de vaincre, d’exister, de compter dans ce monde. Et l’une et l’autre, extranéité et envie de vaincre, ne se portent pas ombrage mais se renforcent pour montrer que la société ne sera plus la même quand y auront libre cours des désirs et un savoir de femme. Alors l’être homme réussira à trouver un sens dans sa partialité et à se libérer de son universalité étouffante.

Un monde commun des femmes

Nous allons rencontrer une difficulté majeure : l’absence de « ce monde commun des femmes » dont parle Adrienne Rich à laquelle nous empruntons cette intuition féconde. Une femme qui, de quelque manière, essaye d’exister socialement, pour sa survie ou pour sa propre satisfaction, entre de fait dans le monde commun des hommes où ce qu’elle peut considérer comme élémentaire et essentiel, digne de la plus grande attention, tombe à plat, ne compte pas, n’a jamais existé. Et où, vice versa, elle est confrontée à des choses dans lesquelles elle ne peut se reconnaître – bien qu’elle en connaisse évidemment l’existence, la masculinité n’ayant pas grand mal à se faire connaître.

Tandis que le mouvement politique de ces dernières années a changé la façon d’envisager le rapport homme-femme et que nous nous adressons à nos semblables avec des comportements et des jugements libres, dans l’agir social nous nous retrouvons encore une fois sans critères ancrés dans nos propres intérêts et donc sans liberté de jugement.

Il y a pourtant une analogie entre la frigidité sexuelle et l’échec dans les prestations de la vie sociale. La frigidité de certaines a révélé, outre la violence que la sexualité masculine exerce sur la femme, la résistance muette de son corps à elle et nous a poussés à une lutte politique commune pour exprimer notre résistance et pour changer notre rapport personnel avec l’homme. De même, l’échec dans la vie sociale, la parole bloquée, le malaise « disent » une extranéité et une résistance. Une résistance muette, jusqu’à présent. Dans le social nous sommes encore isolées, sans communiquer entre nous sauf sur des points de détail, et sur l’essentiel silencieuses ou répétitives, même quand il s’agit de critiquer. Conformistes ou subversives, nous agissons et nous pensons selon des critères qui n’ont rien à voir avec notre être femmes. Pire : avec des critères qui excluent une mise en commun entre femmes en positif, la seule mise en commun étant péjorative. La société ne nous refuse ni places ni éventuels succès du seul fait que nous soyons femmes. Car dans l’affirmation sociale, justement, le fait d’être femmes est négligeable et doit apparaître comme tel. Etrange existence sociale qui nous est réservée, à nous qui ne sommes pas des hommes mais qui ne pouvons pas non plus paraître en tant que femmes. Ce n’est que par la référence à nos semblables que nous pouvons retrouver et donc défendre ces contenus de notre expérience que la réalité sociale ignore ou tend à effacer comme négligeables. Le seul moyen peut-être pour que l’être femme donne à l’être homme la mesure de sa partialité, est de (faire) percevoir l’existence de rapports et d’intérêt qui ne dépendent pas de lui. Tant que la partialité de l’être homme/femme n’a pas d’existence dans la substance de la vie sociale ou culturelle, la société et, pour nous, mutilante.

Il est presque impensable qu’une femme y arrive toute seule, en entrant dans un monde où de l’usine au laboratoire, de la maternelle au stade, de la loi à la poésie, ce qui circule et que les hommes défendent d’un commun accord est l’excellence de l’être corps d’homme. Elle y arrive par contre en tissant une trame de rapports préférentiels entre femmes, où l’expérience associée à l’être femme se renforce dans la reconnaissance réciproque et que s’inventent les façons de la traduire en réalité sociale. C’est ce que nous appelons le monde commun des femmes : un réseau de rapports et de références à nos semblables, capable d’enregistrer et de donner consistance et efficacité à notre expérience dans son intégrité, en reprenant et en développant aussi ce que bien des femmes, dans des conditions difficiles, par à coup, ont su faire. Autrement dit, un être au monde en restant en rapport avec nos semblables, et dans ce rapport donner une substance à ce que la prédominance du masculin nie, qui est la donnée première de notre être femme et non homme. Il n’y a qu’un monde, habité à la fois par des femmes et des hommes, des enfants des animaux et d’autres choses vivantes ou non, et dans ce monde qui est unique nous voulons vivre à l’aise.

Créer un précédent de force

La solidarité est précieuse, mais elle ne suffit pas. Nous avons besoin de rapports diversifiés et forts où, une fois sauvegardé le plus petit intérêt commun, ce qui nous lie n’est plus seulement la défense du plus petit intérêt commun ; des rapports où les diversités se jouent comme richesses et non plus comme menaces. Les diversités prennent souvent la forme d’inégalités, et la reconnaissance de l’inégalité se fait par une attribution de valeur. Il est de notre plus grand intérêt que cette attribution de valeur ait lieu entre femmes – de cela dépend que l’être femme ait de la valeur. Une valeur non pas abstraite, mais présente dans le contexte où chacune vit, avec son envie de vaincre et son extranéité. Ici en effet, valorisation signifie se référer à une semblable -à son envie de vaincre, à son extranéité -pour son intérêt à soi et pour établir un lien matériel qui mette en communication ce qui était tu ou déformé dans l’affrontement individuel à la société masculine.

Dans ce but, pour tisser un monde où circulent les intérêts associés à l’être femme et où une femme puisse exister sans devoir se justifier, nous apportons ici une contribution qui est le résultat de notre pratique politique concernant les rapports entre femmes. II s’agit justement de l’inégalité entre femmes, de la nécessité de la rendre praticable et de rendre praticable le fait de s’en remettre à une semblable (affidamento).

En général l’inégalité n’est pas admise dans nos groupes, au nom d’un égalitarisme hérité du mouvement étudiant, mais en réalité probablement à cause d’une réaction à l’écrasement de la mère – dans la société patriarcale, le rapport mère-fille n’a pas de forme, il est donc souvent conflictuel et perdant pour chacune. Nous avons compris que l’inégalité entre femmes est praticable et que sa pratique est précieuse. Reconnaître qu’une semblable vaut plus brise la règle de la société masculine selon laquelle, en dehors de la mère, en définitive les femmes sont toutes pareilles ; et en même temps cela nous délivre, nous qui sommes intimidées ou infériorisées par la comparaison avec l’homme, du besoin réactif d’être au moins égales à nos semblables. Les femmes aussi ont été mises au monde par une mère. La lutte contre la société patriarcale exige que dans nos rapports nous donnions force et actualité à ce rapport ancien dans lequel, pour une femme, nous pouvions éprouver en même temps de l’amour et de l’estime. Dans la mère, en effet, la femme trouvait à la fois son premier amour et son premier modèle.

Entendons-nous proposer dans nos rapports les hiérarchies de l’être plus/moins que nous détestons à juste titre, puisque nous y sommes perdantes dans la société ? La réponse ne peut être que oui et non. Oui : parce qu’il faut bien rompre un régime de parité entre femmes, basé sur le manque de valeur de l’être femme -la parité entre nous a sa source dans l’insécurité profonde de chacune si bien qu’elle n’empêche pas la soumission aux hiérarchies en vigueur de la société. Et non : parce que ce plus de valeur provoque une différence entre femmes, fait place à un rapport où circulent l’amour et l’estime en même temps.

La reconnaissance de la disparité entre femmes n’est donc pas une fin en soi. C’est la pratique d’une contradiction, pratique nécessaire pour nous délivrer de la peur d’être moins qu’une autre femme et pour que chacune arrive au sentiment de sa propre valeur en s’appuyant, comme sur un élément de force, sur la valeur des autres, ses semblables.

Que cette reconnaissance d’une valeur, cette façon de s’en remettre à une autre aient lieu entre femmes qui se fréquentent crée un précédent de force : cela veut dire avoir une référence qui confirme intégralement l’être femme, avec ce plus que nous cherchons.

En outre, dans cette reconnaissance de la disparité, dans sa pratique, les émotions élémentaires liées au rapport ancien avec la mère trouvent une règle, un dynamisme et donc une fécondité. Par la reconnaissance de ce plus qu’une autre peut être, ces émotions anciennes réussissent à délivrées de leur ambiguïté et nous délivrant de la récrimination.

A la clarté d’un désir vivant

Exprimer les émotions fait partie du parcours qui mène à l’aise, à la fin de l’anxiété. En effet l’aise est une troisième chose entre l’envie sauvage de vaincre et la soumission, entre les fantasmes de toute-puissance et l’échec. L’aise, c’est avoir une relation entre ses propres émotions et ce qu’il faut faire ou penser dans une situation donnée. Il ne s’agit pas d’une question psychologique. La recherche de l’aise est une pratique politique qui continue à dire : l’effort de masculiniser notre esprit et nos émotions est opprimant et, de plus, inutile. Qui continue à dire : nous voulons traduire une expérience et un désir de femmes dans une société qui fait la sourde oreille, et changer les choses. Qui continue à dire : l’aise est le plus matériel de nos besoins parmi les autres besoins matériels, et la lutte pour l’aise est subversive dans un monde où le désir est pétrifié. Cette volonté d’être au monde à notre aise replace les choses dans un rapport vivant avec un désir, les replace dans une perspective qui nous aide à les comprendre et, s ‘il le faut à les changer.